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Le carrefour

ERIC MARTI : LEÇONS DE LA PANDÉMIE

Le directeur général de Comscore est l’un des plus à même de comprendre les évolutions du cinéma en salle. Il fournit aux professionnels du cinéma en France le chiffre des entrées en salle, par salle et par film.  Comscore  aussi le box-office de 90% du marché mondial. Il a lui même été à l’origine de Le Fête du cinéma et distributeur. Dans cet interview il analyse les effets sur le cinéma de la pandémie dans les grands marchés et les leçons à en tirer.

Interviewé

Siritz.com : Est-ce qu’en Europe il y a des pays où les salles n’ont pas fermé depuis un an ?

Eric Marti : Il y a des pays où les salles n’ont pas fermé. En Scandinavie, en Suède ou en Russie où elles ont fermé très peu de temps. En Russie elles n’ont fermé que quelques semaines au printemps dernier. Ensuite, il y a des situations très différentes entre la première et la deuxième vague. Aujourd’hui aux Pays-Bas, en Allemagne et en Autriche les salles sont fermées. Mais au Luxembourg elles ont fermé fin octobre et ré-ouvert depuis la mi-janvier alors qu’elles restent fermées en Belgique et en France. A partir du printemps dernier, l’Espagne à ré-ouvert dans certaines régions. Alors que le Portugal vient de refermer.

Siritz.com : Et le Royaume-Uni ?

EM : Ils sont complétement fermés depuis Noël et le sont restés. Ils annoncent leur réouverture pour le 17 mai.

Siritz.Com : Mais les majors américaines ont repoussé la date de sortie de la plupart de leurs films parce qu’ils font des sorties mondiales. Dans les pays qui sont restés ouverts, sans les films américains, quelle a été la fréquentation ?

Les succès sont venus des films locaux

EM : La fréquentation dépend de la capacité de la production locale à attirer le public. Il y a eu tout de même quelques blockbusters comme « Dr Dolittle » de Universal  en Russie. Et puis il y a eu « Tenet » de Warner , notamment en France, « Scooby ! » chez Warner et « Les Trolls 2 : Tournée Mondiale» chez Universal ou encore « Wonder Woman 84 », également de Warner, dans certains territoires en début d’année. Mais les succès sont venus des films locaux.

Siritz.com : Par exemple.

68% de part de marché

EM : Et bien, quand l’Espagne a ré-ouvert, est sorti « Padre No Hay Mas Que Uno –  2 », la suite d’un film qui avait eu beaucoup de succès l’année d’avant, et que les producteurs ont décidé de sortir l’été, malgré la réticence du distributeur, Sony. Il a eu un succès exceptionnel, réalisant 68% de part de marché la semaine de son démarrage. Les Pays-Bas ont ré-ouvert en même temps que la France, l’été dernier, mais ont beaucoup mieux marché que nous parce qu’ils ont eu trois films locaux qui ont immédiatement été de gros succès. Deux comédies et « Bigfoot Family », film d’animation Belgo-français, qui est sorti trois semaines avant la France et qui a très bien marché. Et en France on a eu « Les Blagues de Toto », « 30 Jours Max », « Tout Simplement Noir » et « Antoinette dans les Cévennes » qui ont relancé la fréquentation, même si on n’a pas retrouvé les niveaux d’avant.

Siritz.com : Mais il y a peu de succès locaux.

EM : Quand il n’y a pas ces succès on est à moins 88/90% ! A noter qu’en Russie ils sont à moins 33% sur les premières semaines de l’année 2021 parce qu’ils ont eu deux très beaux succès locaux en février : un film d’action et une comédie.

Siritz.com : Et en Chine. Ils ont fermé ?

EM : Ce qui est caractéristique en Chine, c’est le nouvel an chinois qui dure 10 jours début février, avec une gigantesque circulation de population puisque les familles se réunissent. En 2019, le pays a connu un record avec un box-office de 892 millions $ pendant ces fêtes En 2020, les cinémas étaient fermés, donc zéro. En 2021, les salles étaient ouvertes et le box-office de janvier a été seulement 1% inférieur à celui de 2019. Les professionnels se sont dit : on devrait pouvoir faire 75% à 90% de la période du nouvel an de 2019. Or le marché a fait un bond de +30%, pour atteindre 1,2 milliards $.

Siritz.com : Il y avait des limitations de jauge ?

EM :  A 75% sur tout le pays et à 50% sur certaines provinces du nord, dont Pékin, du fait d’une résurgence de Covid. Mais il y avait une très forte limitation sur les voyages et les familles ne pouvaient se retrouver. Les gens ont dû rester chez eux et le premier loisir était le cinéma. En outre il y a eu une augmentation moyenne du prix du ticket de 12%.

Siritz.com : Et des pays comme la Corée, l’Australie et la Nouvelle-Zélande qui ont très bien contenu la Covid ?

EM : La Corée a eu un confinement et des fermetures sur des périodes très courtes. Quelques semaines. Puis cette année, une semaine. Et l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’ont fermé que quelques jours. Mais il y a une différence très forte entre les trois pays, c’est la dépendance au film américain. Sans film américain, les marchés d’Australie et de Nouvelle Zélande s’effondrent. La Corée programme des films coréens, japonais et chinois. C’est comme la France en Europe : ils sont très ouverts. Donc, sans films américains, ils s’en sont plutôt bien sortis. Mais, depuis le début de l’année, ils sont à moins 85% par rapport à l’année dernière alors que l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont à – 55 et -50%.

Siritz.com : Comment ça s’explique ?

EM : « Wonder Woman 1984 », « The Croods : A new Age » et un film australien « The Dry », ont dynamisé le box-office en Australie comme en Nouvelle-Zélande, qui en outre n’ont pratiquement pas fermé, alors que la Corée a fermé une semaine et a imposé des limitations de jauge très strictes.

Siritz.com : L’Inde est, en quantité, le principal pays producteur. Comment ça s’est passé chez eux.

EM : Ils ont tout fermé. Et, début janvier ils ont tout ré-ouvert avec une jauge à 50%. Dans certaines villes la jauge a été levée immédiatement. Aujourd’hui la limitation de jauge est une exception.

En France ce sont les multiplexes de 10 écrans et plus qui ont le plus soufferts

Siritz.com : A partir de ces chiffres qu’est-ce qu’on peut dire sur la dépendance au film américain. Parce que, sauf exceptions, les studios ont décidé de retarder la sortie de leurs films, voire de les diffuser directement sur leurs plateformes de S-Vod. En France, en période normale de film américain c’est 50 à 55% de la fréquentation, le film français de 35 à 40%. Quelle a été la situation en Europe ?

EM : Il y a un pays où la production nationale a une part de marché de 55%, c’est la Turquie. Ils ré-ouvrent leurs salles le 1er avril. En France, le marché normal est à 200 millions d’entrées ou plus. Si les studios américains mettent une partie de leurs films directement sur leurs plateformes, on risque de tomber à 150/170 millions d’entrées. Quand les salles ont ré-ouvert en France on a vu que ce sont surtout les gros établissements, les multiplexes de 10 écrans et plus, qui ont le plus souffert.

Siritz.com : Parce qu’ils sont tirés par les blockbusters américains.

EM : Mais même la semaine de « Tenet », ils étaient en léger retrait. https://siritz.com/editorial/les-salles-de-cinema-en-grand-peril/

Siritz.com : Parce qu’il n’y avait pas la continuation d’autres blockbusters.

EM : Donc, première conséquence d’une diminution de films américains, le marché baisse un peu. Les professionnels allemands ont observé la même chose. Les exploitants qui faisaient de l’art et essai populaire en centre-ville ont bien marché.

Siritz.com : Mais la baisse des multiplexes de périphérie avait déjà commencé. Le cinéma est de plus en plus un loisir de proximité.

« Detective China town 3 » plus gros démarrage sur un seul pays, battant « Avengers-Endgame »

EM : En Europe oui. Moins dans les pays du Golfe et en Amérique Latine. En Europe cela risque de s’accélérer s’il y a moins de films américains. Mais le changement le plus marquant s’est produit en Chine : « Detective Chinatown 3 » a réalisé le plus gros démarrage pour un premier jour et un premier week-end sur un seul pays, battant le record de « Avengers – Endgame » aux États-Unis. Cela devrait amener les studios américains à réfléchir. D’abord parce que le premier marché mondial c’est la Chine. Et les producteurs chinois ont appris à faire des films qui marchent aussi bien, et même mieux que les films américains. https://www.ecranlarge.com/films/news/1366888-detective-chinatown-3-plus-fort-quavengers-endgame-au-box-office

Record historique d’un démarrage dans un territoire

Siritz.com : Quel était la part de marché des américains ?

EM : Elle était de 50%. Aujourd’hui les observateurs estiment que le maximum sur lequel ils pourront compter c’est 40%. Cela veut dire que, dans la négociation des trois fondamentaux que sont la date de sortie, la combinaison et le taux de location, le rapport de force ne va plus être le même. Si les studios américains perdent des parts de marché ils ne seront plus dans la même position vis-à-vis des exploitants et de leurs concurrents distributeurs.

Siritz.com : Quelle est votre analyse de ce que sera la politique des grands studios si et quand les salles seront revenues à une ouverture normale, disons l’année 2022 ?

EM : Mon impression c’est qu’il y a un choix qui a été fait par trois des principaux studios, Disney, Warner et Universal. Les trois ont changé de patron et ont décidé de mettre l’accent sur les plateformes. Universal appartient à Comcast. Bob Chapek, chez Disney, veut être le champion de l’ère digitale et mise sur Disney+. Warner appartient à ATT et l’objectif est de relancer HBO Max. https://siritz.com/editorial/s-vod-quelle-riposte-des-exploitants/ Le patron de Sony les a mis en garde : on ne sait pas rentabiliser un film de 200 millions € sur une plateforme. La MGM et Broccoli ont cherché par tous les moyens à vendre à 600 millions $ le nouveau James Bond. Ils n’ont pas trouvé d’acheteurs.

Siritz.com : Donc il y aura moins de films américains.

Les studios voudront privilégier leurs plateformes

EM : C’est probable, pendant quelques années les studios voudront privilégier leurs plateformes. Surtout si le day and date reste interdit dans certains pays comme la France.

Siritz.com : Mais sortir sur une plateforme en même temps que la salle c’est la mort des salles. C’est comme si on vendait le livre de poche en même temps que l’édition broché. Le chiffre d’affaire des éditeurs et des libraires s’effondrerait.

EM : Oui, mais sans l’édition brochée, il n’y a pas de livre de poche. De toute façon il faudrait savoir comment Disney sur « Soul » ou Warner sur « Wonder Woman 1984 » peuvent récupérer leur investissement avec les abonnés de leurs plateformes. Rapporté à un film, ce sont quelques centimes que l’on récupère sur chaque abonnement.

Siritz.com : Universal n’a pas choisi la S-VoD, mais la Vod Premium à 20 ou 30$. « Trolls : World Tour » aurait réalisé 100 millions $. Mais en France la P-VoD c’est tout à fait marginal.

EM : Les 100 millions $ ont été annoncés par l’actionnaire Comcast, sans mesure indépendante. Cela reste donc un résultat à valider. En outre, cela n’a concerné que l’exploitation aux États-Unis. En France, le film est sorti en salles, avec succès d’ailleurs.

Siritz.com : Mais Netflix va diffuser 71 films en 2021, dont certains à 150 millions € de budget.

Dans certains marchés les studios auront du mal à récupérer leur part de marché

EM : Certes, mais il faudra bien qu’à un moment ils s’assurent que cette politique dégage une réelle rentabilité. Et, entre temps, les industries locales fortes, comme la Chine, seront capables de rivaliser avec Hollywood en termes de « production value ». Et dans les territoires où ça sera le cas les américains auront du mal à récupérer leurs parts de marché. Si un jour ils considèrent qu’ils ont absolument besoin de la salle pour amortir leurs films, ils ne retrouveront pas nécessairement les mêmes capacités d’amortissement.

Siritz.com : Et en France ?

EM : Il y a deux marchés qui se côtoient. Le marché des blockbusters américains et des très gros films français, qui drainent un public important vers les multiplexes. Et le marché des films indépendants, qui sont exposés mais qui ne suffisent pas à remplir les multiplexes.

Siritz.com : Mais, à partir de cette analyse, que faut-il faire ?

EM : Il serait peut-être opportun de soutenir nos champions nationaux, Pathé, UGC, Gaumont, CGR, Studio Canal, Metropolitan, SND, etc… Il faut être capable de faire des « blockbusters » à la française et prendre la place des absents. On devra aussi certainement s’interroger sur la limitation pour un exploitant de rajouter des écrans pour un film qui marche très bien. Dans les multiplexes on limite à 2 écrans par film. En France il y a 10 000 films programmés chaque semaine sur 5 000 écrans. En proportion, en Chine c’est l’inverse. https://www.ecranlarge.com/films/news/1366888-detective-chinatown-3-plus-fort-quavengers-endgame-au-box-office

En tout cas pour les studios, priorité à leurs plateformes

EM : Au niveau des Studios on est effectivement dans une grande phase de recrutement d’abonnés pour les plateformes. Et il y a aussi Apple, Amazon Prime, Paramount en plus de Warner, Disney et Netflix. Ça fait beaucoup. Ils sont tous en train de recruter pour avoir la base la plus forte. Or, on sait que le coût de recrutement est forcément élevé. Quand il y en aura trois dominants et que le marché sera stabilisé, ils pourront proposer à leurs abonnés, de manière exceptionnelle, de la P-Vod.

Siritz.Com : Ce que Disney+ a fait avec « Mulan » et ça a été un échec retentissant.

EM : Oui, parce qu’ils étaient en train de recruter des abonnés et leur demandait soudain un supplément. Pour « Soul », ils l’ont inclus directement dans l’offre Disney+ sans surcoût. Amazon pourrait parfaitement proposer un événement particulier, par exemple un match de boxe, en direct et en P-VOD, puis en replay quelques jours après pour les abonnés. Donc, les différents modèles peuvent se combiner sur une même plateforme. Mais l’enjeu est d’avoir la plus forte base d’abonnés possible.

Siritz.com : Aux États-Unis, Universal et l’exploitant AMC ont passé un accord novateur : 17 jours d’exclusivité pour les salles, puis en Vod sur laquelle AMC a un pourcentage.

EM : C’est très intéressant parce que cela permet beaucoup de souplesse. AMC dès le premier jour sait combien le film va faire et les 17 jours peuvent être rallongés. Ou bien ils peuvent décider de partager les revenus de la VoD sur un film. Ils se donnent la possibilité de voir au cas par cas. C’est une vraie innovation.

Siritz.com : Mais pourquoi est-ce que la VoD est tellement plus importante aux États-Unis ?

EM : Parce que la couverture du territoire par le réseau de salles n’est pas aussi dense qu’en France. Et ils ont travaillé surtout les jeunes adultes, les 15-30 ans et délaissé le très jeune public de 4 à 13 ans et le public plus mûr. Maintenant ils se rattrapent pour ce public, mais dans certaines villes moyennes il n’y a pas de salles.

Siritz.com : Peut-on tirer d’autres leçons de ces expériences ?

EM : Ce qui est frappant c’est que quand ils ont ré-ouvert, les pays où la fréquentation a le mieux repris sont ceux qui ont ouvert sur tout le territoire, comme la France ou les Pays-Bas. Pour les autres, comme l’Espagne, l’Allemagne ou le Royaume-Uni, cela a été beaucoup plus difficile.

Siritz.com : Oui, parce que les distributeurs veulent des sorties nationales. Aux États-Unis 60% des salles étaient fermés.

EM : Oui, surtout des marché directeurs comme New-York et Los Angeles.

Ceux qui ont les reins assez solides pour attendre tireront leur épingle du jeu

Siritz.com : Mon site Cinéfinances.info qui publie le budget, le plan de financement et la répartition de recettes de tous les films français parle chaque semaine de plusieurs nouveaux films dont la production est achevée. C’est incroyable l’embouteillage qu’il y aura quand les salles vont ré-ouvrir. Plusieurs centaines de films.

EM : Il faut avoir un banquier compréhensif.

Siritz.Com : Mais il va falloir que les distributeurs optimisent les sorties pour que des films se ressemblant ne sortent pas la même semaine.

EM : Malheureusement, je crains que cela soit difficile. Seuls les distributeurs ayant un film très fort pourront attendre pour sortir sur une date à fort potentiel. « Detective Chinatown 3 » devait sortir au nouvel an 2020 et ses distributeurs ont pu attendre le nouvel an 2021. Donc, la capacité à ne pas se précipiter va être essentielle. Ceux qui ont les reins assez solides pour attendre tireront leur épingle du jeu. N’oublions pas qu’en France, ce sont les plus gros succès qui payent en partie, par les aides sélectives, les frais d’édition de plus petits films.

Siritz.com : C’est ce que remarquait un scénariste anonyme dans ce blog. https://siritz.com/le-carrefour/un-scenariste-met-les-pieds-dans-le-plat/

EM : Mais beaucoup de ces distributeurs indépendants font un travail remarquable. Seulement la diversité vit mieux à l’abri d’un marché fort. S’il y a moins de films américains, il sera moins fort et le soutien à la diversité risque de diminuer. Et puis, le cinéma français a une aura au niveau international. Avec le retrait potentiel du film américain il va y avoir une place à prendre, avec des films et des talents porteurs.

Siritz.com : Aujourd’hui les professionnels de notre cinéma se battent pour que les plateformes de S-VoD  respectent nos règles du jeu et participent au financement de l’audiovisuel et du cinéma français, ce qui est tout à fait normal.

EM : Mais cela risque de transférer en partie le pouvoir de décision à Hollywood.

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