L’esthétique du film est réellement partagée
Michel Barthelemy est le chef décorateurs de grands réalisateurs français comme Jacques Audiard, François Ozon, Dominique Moll ou Pierre Salvadori. Il est aussi le président de Association des décorateurs de cinéma (ADC, www.adcine.comm). Et vice –président de la Fédération Européenne du Costume et Décor de Films (Artscenico – www.artscenico.com). A ce double titre il explique en quoi la crise sanitaire va modifier le travail et quels sont les principaux s enjeux de son métier.
Siritz : Est-ce que vous avez un film sur lequel vous travaillez et dont le tournage a été stoppé par le confinement ?
Michel Barthelemy : Non. Quand le confinement s’est déclenché, j’étais en phase de pré-préparation du projet de Pierre Salvadori, « La petite bande », dont le tournage devait démarrer mi-juin. En décor naturel, en Province et Ile de France. Certains films en tournage, qui devaient être réalisés en décor naturel se sont rabattus sur le studio, comme le film de François Ozon.
Siritz : Mais pourquoi ce film de Ozon s’est-il rabattu sur le studio ?
MB : Parce, je crois qu’il se passe en partie dans le milieu des hôpitaux et des EPAD, et qu’avec la menace toujours présente du Covid, ce sont des endroits sous tension. Il semble plus facile d’appliquer les protocoles et les gestes barrières dans les studios.
Siritz : Qu’est-ce que la crise sanitaire, quand les tournages vont reprendre, va changer dans les méthodes de travail des équipes de décoration ?
MB : A la demande de la Commission hygiène et sécurité du travail, la CCHSCT, qui a une branche cinéma et une branche audiovisuelle, L’Association des chefs Décorateurs de Cinéma, comme toutes les associations professionnelles, a rédigé un mémorandum sur les précautions primordiales à considérer pour la reprise du travail dans le contexte de cette crise sanitaire.
le facteur dominant c’est qu’il y a un ralentissement de l’action
Siritz : Mais vous n’êtes ni devant ni derrière la caméra.
MB : C’est vrai. On est surtout en amont et autour. Mais on a des lieux et des horaires où il y a des recouvrements. Quand on prend l’ensemble des recouvrements, le facteur dominant c’est qu’il y a un ralentissement de l’action parce qu’il faut prendre des précautions et des distances dans le transport et le travail, éviter que les équipes ne se croisent de trop près. Mais il y a aussi la possibilité d’utiliser le télétravail, ce qu’on ne faisait pratiquement pas avant, en tout cas pas de manière régulière. Cela peut, par exemple, être utile pour une partie de la préparation. Pour le travail dans les bureaux, ce seront les mêmes précautions que dans les autres métiers. Pour les ateliers et les plateaux, il faudra gérer les flux des équipes pour qu’il n’y ait pas de regroupements trop importants. En fait cela va être gérable sur les petits projets, et beaucoup plus compliqué sur les gros projets, avec de grosses équipes, d’où la tendance à reporter ces gros projets du type « Astérix ».
Siritz : Donc il y aura toujours des surcoûts.
MB : Oui. Il faudra louer plus longtemps les lieux dans lesquels on travaille. Il va falloir y créer un réfectoire qui, avant, n’était pas forcément utile. Et, pour tous les tournages, il y aura un référent Covid, qui peut par exemple être un régisseur, qui aura suivi une formation et qui sera à même d’appeler, s’il le faut, le médecin relié au projet. Il y aura forcément un guide des mesures à respecter, ne serait-ce que vis à vis des assurances. Les projets interrompus devront reprendre, pour être finalisés. Mais le projet sur lequel je travaille est lié à la saison. Si on rate cet été, c’est remis d’un an.
Siritz : Des tournages ont repris du côté européen. Vous avez déjà des retours d’expérience ?
MB : Le travail a repris en Suède, en Norvège, en Autriche, en Allemagne. Il y a eu quelques tournages de films publicitaires en France.
Siritz : Est-ce que ces expériences confortent vos analyses ou y-a-t-il eu des surprises ?
MB : Ils ont pris les précautions qu’on évoque. Néanmoins, on parle de pays du nord, avec un certain esprit de discipline et qui, en général, ont été assez peu impactés par la crise sanitaire, mais l’ont prise au sérieux. Mais les tournages sont ralentis, les comédiens se touchent le moins possible. Dans certains cas les comédiens ont été mis dans une quatorzaine de précaution ensemble, pour être sûr qu’il n’y ait pas de contamination, avec une veille médicale et des tests systématiques.
Le studio c’est notre usine
Siritz : Cette crise sanitaire bouleverse toute la production. Mais elle ne supprime pas les enjeux principaux de votre métier. Par exemple, un des enjeux principaux de la production en France est la relance des studios. Parmi les sujets dont les membres de l’Association des Décorateurs de films, ADC, discutent entre eux j’imagine que ce sujet est en bonne place.
MB: Oui. On en discute dans un groupe de travail très actif, avec l’association des métiers associés du décor (MAD). Nous avons la conviction que le studio c’est le meilleur endroit pour fabriquer des décors : c’est notre usine, même si le projet n’est pas tourné sur un plateau, un studio correctement équipé nous fournira le meilleur « camp de base ». Même si, par le passé, cela a pu être contesté, ce qui fait que les studios ont subi une certaine désaffection. C’est à la fois le meilleur endroit pour transmettre notre passion, mais aussi pour transmettre le savoir, développer l’apprentissage des arts décoratifs, qui ont peut-être été appris à l’école ou au sein du compagnonnage, mais qui doivent être mis en œuvre de manière très créative pour le cinéma.
Siritz : Par rapport au réalisateur, comment situez-vous votre rôle ?
Michel Barthelemy : Nous sommes là pour épauler la dramaturgie. On regarde ce que fait la caméra et les comédiens, et nous, notre domaine c’est l’environnement que filme la caméra et dans lequel évoluent les comédiens. Pour réaliser ce travail, quel meilleur outil que le studio ? avec ses plateaux, mais aussi avec ses annexes, ses ateliers, ses lieux de montage, de stockage, la possibilité de travailler d’une manière éphémère, mais très rapide, donc très technologique. Notamment d’y associer tout ce qui est numérique, comme les extensions de décors par le digital.
Siritz : Même quand vous construisez des décors hors des studios ils vous sont utiles ?
Michel Barthélémy : Oui, leurs annexes : leurs ateliers, leurs outils, pour le montage et le stockage.
Le développement durable est évidemment un enjeu important de notre époque
Siritz : Votre association parle beaucoup de développement durable.
Michel Barthelemy : Oui, c’est très important. Le développement durable est évidemment un enjeu important de notre époque. Or le cinéma est comme un microcosme de l’industrie française. Avec l’avantage que la façon dont nous travaillons est visible et que c’est rapide. On peut voir assez rapidement ce qui peut clocher dans un « process ». On en fait un laboratoire d’expérimentation. En tant qu’intermittent on est aussi un laboratoire en terme de sociologie du travail et de la flexibilité.
Siritz : Là, l’enjeu est tel que cela nécessite une interview qui lui soit entièrement consacré. Nous la ferons dès que les tournages reprendront.
Siritz : Vous êtes l’Association des directeurs de cinéma. Mais, aujourd’hui, la fiction, surtout les séries, en matière de décors, se situe au même niveau. Le décor du « Bazar de la charité » vaut celui de grands films historiques de cinéma.
Miche Barthelemy : L’Association a été fondée en 2005, un peu avant le développement des séries. Et puis les films étaient tournées en argentique et les fictions en numérique. Maintenant ce distingo a disparu. Aujourd’hui nos décorateurs font aussi bien du cinéma que de l’audiovisuel. Il y a une autre différence ce sont les conventions collectives qui ne sont pas les mêmes, notamment au niveau de rémunération, même si ça n’est pas si différent que ça.
Siritz : Lesquelles sont plus favorables ?
Michel Barthelemy : On est plutôt mieux rémunéré dans le cinéma, sauf les dérogations de l’Annexe III, mais les séries respectent à priori mieux la prise en compte des heures supplémentaires, donc ça s’équilibre et les différences ne sont pas si importantes. On pourrait donc effectivement s’appeler Association des décorateurs et décoratrice de cinéma et d’Audiovisuel. C’est d’ailleurs comme cela que l’on a nommé notre fédération européenne, créée l’année dernière.
En France on est considéré comme collaborateur de création
Siritz : Est-ce qu’on peut dire que le chef décorateur est responsable de l’esthétique du film ? Est-ce que c’est accepté par les réalisateurs ?
Michel Barthelemy : En France on est considéré comme collaborateur de création. L’esthétique du film est réellement partagée entre réalisateur, le chef décorateur, le directeur de la photo et les Costumes. Beaucoup de réalisateurs ont une véritable conception visuelle. Patrick Leconte fait très attention à l’image qu’il produit, Jacques Audiard est très visuel. Personnellement je crois moyennement au poste de directeur artistique, le « production designer », qui serait responsable de toute la qualité visuelle d’un film, comme cela semble exister aux Etats-Unis. En France il y a un réel partage, mais à cause de la vieille tradition administrative qui fait de nous des « techniciens », la dimension artistique de notre travail n’est pas toujours reconnue, alors que dans les pays anglo-saxons, l’équipe décoration s’appelle « Art department » et que dans les pays scandinaves et germaniques, le/la décorateur-trice est considéré comme artiste et co-auteur de création.
Siritz : Est-ce que le chef décorateur peut intervenir au niveau du scénario, parce que, pour des raisons de coût ou de faisabilité, son avis est important.
Michel Barthelemy : Avant le tournage il y a en général une réunion de scénario avec le réalisateur, qui est très souvent celui qui a écrit, ou co-écrit, le scénario, le directeur de la photo et le chef de la décoration. Le réalisateur a une idée précise de ce qu’il veut. Mais, à ce stade, le chef décorateur peut faire apparaître des problèmes et le réalisateur peut adapter le scénario. La pression vient surtout des producteurs qui ont du mal à trouver le financement du budget et nous demandent de trouver le moyen de le réduire. On fait preuve d’imagination. En discutant ou, face à ces impératifs économiques, on trouve toujours des solutions.
Siritz : Quelle est la meilleure filière pour apprendre le métier de chef décorateur ?
Michel Barthelemy : Il y a l’école nationale de cinéma, la Fémis, mais les places sont chères. Un diplôme d’architecture est évidemment très utile puisque nous devons construire, et c’est dans ces écoles qu’on apprend à construire. Il y a aussi les Arts Déco. Et les Art Plastiques. Mais, après, il faut se former sur le terrain, par la pratique, le travail avec des chefs décorateurs expérimentés. Moi, en fait, je suis un autodidacte.
Michel Barthélémy est le chef décorateur de grands réalisateurs français comme Jacques Audiard, François Ozon, Dominique Moll ou Pierre Salvadori.
Voir aussi sur Michel Barthelemy
https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Barthélémy
Et aussi sur l’assurance du risque pandémique pendant les tournages :
https://siritz.com/le-carrefour/tournages-assurer-les-risques-pandemiques/
Au moment où Michel Barthélémy terminait l’interview, lADC, comme toutes les organisations professionnelles concernée par le tournage recevaient de des CCHST cinéma et audiovisuel le Guide des préconisations des sécurité sanitaire pour les activités audiovisuelle, cinématographique et publicitaire. Il fait 49 pages.