« La directive SMA ouvre la boite de Pandore »
Alain Le Diberder *, l’un des meilleurs connaisseurs français de la télévision et des nouveaux médias, analyse l’enjeu de la transposition de la directive SMA. Et aussi le rôle irremplaçable de la salle de cinéma et des festivals.
Siritz : Les professionnels du cinéma et de l’audiovisuel se sont réjouit de l’annonce par le chef de l’Etat de l’entrée en vigueur, dès le 1er janvier 202, 1de le directive Services Média Audiovisuels. Donc les plates-formes de S-Vod vont entrer dans le système de soutien à la production française. Ce qui va compenser l’inévitable baisse des investissements des chaînes françaises.
Alain Le Diberder : Cette transposition était inscrite dans le projet de loi audiovisuelle. Mais cette loi doit être suivie d’un décret qui fixera l’essentiel de ses modalités d’application et, en premier lieu, le pourcentage du chiffre d’affaires que ces plates-formes devront investir dans la production française. On parle de 16%, 20%, voire 25%. Il y a ensuite le problème de l’assiette, car, par exemple, Amazon Prime concerne d’autres services que les films et les séries. Il faut préciser également la nature des investissements concernés. Par exemple, si Netflix avait tourné « The Irishman » en France est-ce que l’intégralité du coût du film aurait été pris en compte ? Dans le débat au Parlement il semble que ce devait être uniquement les droits France qui devraient être pris en compte. Enfin, quelle devrait être la ventilation des droits entre le cinéma et l’audiovisuel.
Siritz : 25% c’est pour le cinéma ou cinéma plus audiovisuel, avec un plancher pour le cinéma.
ALD : A priori c’est pour l’ensemble. La ventilation entre les deux c’est justement ce que les discussions interprofessionnelles préalables au décret devaient fixer.
Siritz : Le Parlement peut voter cette partie de la loi à la rentrée ou le gouvernement procéder par ordonnance.
Ce qui est important c’est le décret
ALD : Oui. Mais ce qui est important c’est le décret. Et aujourd’hui, tous les points ne sont pas tranchés. Netflix est en discussion avancé sur ces points. Ce n’est pas du tout le cas d’Amazon. Ni de tous les autres : Disney, Apple, Comcast, etc… A ce jour les Américains ont accepté le principe d’une contribution à la production française en payant une Taxe vidéo de 5,15% au CNC. La question est celle des contreparties. Si Netflix doit investir le même pourcentage que Canal+ dans le cinéma, ils vont demander la même fenêtre dans la chronologie des médias.
Siritz : Mais ça signifie que les films sortent d’abord en salle et que Netflix acceptent l’exclusivité de plusieurs mois pour les salles.
Pour l’instant les discussions ont lieu principalement avec Netflix
ALD : Si les films ne sortent pas en salle, ce ne sont évidemment pas des films et il n’y a plus de problème de chronologie des médias. Mais les investissements ne sont pas pris en compte dans les obligations à remplir pour le cinéma. Mais, ce qui est inquiétant c’est que, pour l’instant, les discussions ont lieu principalement avec Netflix. Ils font du lobbying en France et ont signé des accords avec la SACD. Amazon, bien qu’ils diffusent des films et des œuvres françaises depuis plusieurs années, n’a rien signé avec la SACD et ne rémunère donc pas les auteurs. On sait que ce groupe est assez indifférent à notre droit du travail, notre droit de la concurrence et même à notre droit fiscal. Le film est pour lui un produit d’appel. Ce sera la même chose pour Apple, et aussi pour Google et Facebook quand ils commenceront à leur tour à diffuser films et œuvres audiovisuelles. Ce sont les plus dangereux. Donc, être pressé de faire entrer dans notre système des groupes dont on n’a pas encore mesuré la stratégie d’ici 5 ans me paraît pour le moins précipité. Aujourd’hui, par exemple, Amazon paye des prix que les diffuseurs français ne peuvent payer. S’ils réussissent à les marginaliser, dans 5 ans ils feront ce qu’ils voudront.
La directive SMA n’a pas prévu de système de sanctions
Siritz : Mais si on fixe des règles précises, quelles sont les sanctions ? Les grandes chaînes françaises ont des fréquences hertziennes qu’on peut leur retirer.
ALD : La directive SMA n’a pas prévu de véritable système de sanctions. En France, derrière TF1 et M6, il y avait Bouygues ou la Lyonnaise des eaux qui dépendaient beaucoup des commandes publiques. Mais Amazon c’est 1 200 milliards $ de capitalisation boursière dans le monde., 600 000 salariés et ils ne dépendent d’aucune dépense publique.
Siritz : A l’heure du tout numérique notre réglementation est effectivement vieillotte.
ALD : C’est vrai, elle aurait dû changer dès 2010. A l’époque tous les « nouveaux » facteurs et acteurs qui composent le paysage audiovisuel d’aujourd’hui étaient présents. Mais la modifier sur des points importants comme la fiscalité ou la chronologie des médias pour avoir 50 à 60 millions € d’investissements en plus dans la production de films en 2021 ne me semble pas valoir le coup. C’est ouvrir la boite de Pandore. Les plates-formes peuvent attendre. Netflix a gagné 7 millions d’abonnés et produit de plus en plus de séries françaises avec notre réglementation actuelle. S’il s’agit de redynamiser le financement du cinéma français. il y a d’autres voies, comme celles proposées par le rapport Boutonnat.
Siritz : En tout cas, les plates-formes, quand elles interviennent, prennent tous les droits.
ALD : C’est le cœur de leur modèle d’affaires. Elles pourront faire des exceptions pour se faire admettre au début, mais à moyen terme c’est le modèle d’affaires qui s’imposera. Actuellement, la production française est dans un système de colocation. Location aux salles, au distributeur, aux télés, et souvent un film est préfinancé par trois chaînes, qui se partagent les fenêtres. Aucun de ces acteurs n’est propriétaire du film. Par contre, la plate-forme elle est propriétaire du film, parce qu’elle en veut la diffusion exclusive et qu’elle est prête à le financer seule.
Siritz : Netflix demande la même fenêtre que Canal+. Mais, logiquement le critère de la chronologie des médias, c’est le prix public. Dans ce cas Canal + doit se situer avant Netflix puisque son abonnement est deux fois plus élevé.
On fait entrer dans notre poulailler un renard très sympathique qui sera suivi par une meute de loups
ALD : Je crains qu’en vertu du principe très théorique de la neutralité technologique ce soit la même fenêtre. Pour les plates-formes un film est intéressant par sa contribution à l’abonnement. Elle est déconnectée de l’audience du film. Un film dont on a beaucoup parlé, mais qui a été relativement peu vu, comme « The Irishman » de Scorsese, c’est très bon pour l’abonnement. Pour eux les dépenses dans des films sont fondamentalement des dépenses de marketing.
Siritz : Donc Netflix a une logique tout à fait différente des acteurs actuel de notre cinéma.
ALD : Oui. On fait rentrer dans notre poulailler un renard très sympathique. Mais qui va être suivi par une meute de loups. Ce renard, lui, n’a pas envie de tuer toutes les poules. Il a bien compris qu’il faut qu’elles puissent se reproduire. Mais il a déjà une logique différente de celle du paysan-Canal+ qui faisait croître son poulailler.
Siritz : Canal+ investit dans beaucoup de films.
ALD : Avec des budgets et des fenêtres d’exploitation contraintes et relativement courtes. Et en partageant son pouvoir, souvent avec une autre chaîne à péage et avec une ou deux chaînes gratuites. Pour financer son film un producteur empile des intervenants. L’inconvénient c’est que la prise de risque est sans doute trop diluée. Mais les investisseurs laissent en fait une paix relative au réalisateur et au producteur délégué. Avec les plates-formes le feu vert viendra des Etats-Unis.
C’est la vraie épine de Damoclès sur la tête du cinéma
Siritz : Canal+ était la chaîne du cinéma et du sport. La chaîne est prise à la gorge par l’explosion des droits sportifs. Elle doit perdre des abonnés, elle est sans doute déficitaire et n’a pas encore déposé sa demande de renouvellement de fréquence qui arrive à échéance à la fin de l’année.
ALD : C’est la vraie épée de Damoclès sur la tête du cinéma. Canal+ pourrait renoncer à sa fréquence TNT, ce qui serait un coup de théâtre. Cela lui permettrait d’alléger une grande partie de ses obligations et, accessoirement, d’être vendue à un opérateur non-européen. Sky, qui appartient à Comcast, a déclaré au-début de l’année s’intéresser à cette hypothèse, c’est un vieux serpent de mer. Et puis la valorisation d’Universal Music est plus élevée que celle de Vivendi, sa maison mère, ce qui laisse supposer que, pour les marchés financiers, celle de Canal+ est quasi-négative. Si Canal+ est vendue et passe sous pavillon américain la question de la place des plateformes de S-vod sera réglée, elles seront indispensables. Mais si le Canal+ actuel survit, les producteurs devaient éviter de faire du Canal+ « bashing » car son rôle financier reste extrêmement positif. Ils se sont engagés à investir dans des premiers films et des films de producteurs indépendants ainsi que dans toute une série de contraintes que n’accepteront pas les plates-formes.
Siritz : Mais faire entrer les plates-formes dans notre système d’obligation suppose qu’on aligne leur fiscalité sur celle des chaînes. Si elles payent une taxe vidéo de 5,15% comme Canal+ au lieu de 2% actuellement, leur TVA va passer de 20 à 10%. C’est un véritable cadeau.
ALD : Effectivement. Mais je ne vois pas le Parlement voter ce cadeau aux Gafa. La catastrophe serait de les aligner sur tout. Si on y pousse on va le regretter dans 3 ans. Déjà la directive SMA remplace la directive Télévision sans frontière qui imposait aux chaînes européennes d’avoir 50% de programmes européens. La directive SMA en impose 30%. C’est mieux que rien, mais c’est un recul.
Ce sont la salle de cinéma et les festivals qui apportent leur valeur aux films
Siritz : Les salles de cinéma en France sont un secteur très dynamique. 2019 a encore été une très bonne année. Les deux premiers mois de 2020 ont vu une baisse notable de la fréquentation, sans doute due à une offre de films plus faible que précédemment. Mais la fermeture des salles due au Covid 19 est une catastrophe. Il n’a pas de recettes et des charges fixes dont elles peuvent reporter le paiement, mais qu’elles risquent de ne pouvoir payer quand elles rouvriront. Les trois grands circuits ont les moyens de passer ce cap. Mais pour les exploitants indépendants qui représentent 50% des entrées c’est une autre histoire.
ALD : Il y a effectivement un vrai risque de disparition des petites salles. Or elles présentent deux intérêts majeurs. En premier lieu, pour la diversité des offres, car elles représentent plus 50% de la fréquentation pour le cinéma d’auteur. En second lieu elles ont un rôle social essentiel dans les villes petites et moyennes. La crise sanitaire a été l’occasion d’une revalorisation de la place de ces villes dans la France future. Et, dans ces villes, où il n’y pas de multiplexes, la fermeture d’un cinéma serait une catastrophe symbolique. Et politique. En 2020 il y a un risque de voir 100, 200, 500 villes perdre leur cinéma. C’est donc catastrophique pour le cinéma indépendant et d’auteur ainsi que pour la vie culturelle et sociale des territoires.
Siritz : Il faut donc absolument que l’Etat et les collectivités locales lancent un grand plan de soutien aux salles indépendantes?
ALD : Oui. Que l’on prenne en charge leur loyer pendant la période de fermeture. Certaines régions, comme Auvergne Rhône-Alpes, préachètent des billets et les revendent un euro la place aux jeunes. Cela permettra de garantir la fréquentation et ça va faire revenir les jeunes au cinéma. Et cette argent va revenir à la distribution et à la production beaucoup plus que si on apporte un financement à l’amont de la filière.
Siritz : Mais la salle de cinéma ne finance 10 à 15% du coût de la production.
ALD : Mais la salle de cinéma est le cœur d’un système de visibilité, par le promotion gratuite sur tous les médias. En plus des dépenses de marketing des distributeurs, la salle crée la valeur des films. Et il faut y ajouter les festivals. Le festival de Cannes c’est plusieurs centaines de millions € de promotion gratuite pour les films. Netflix a annoncé, en 2018, qu’ils faisaient 80 films. Je pense que les gens n’ont entendu parler que d’un ou deux. En revanche, pour ne prendre que la dernière édition, Cannes « fait » la carrière de « Parasite » ou celle des « Misérables ». C’est ce couple salle-festival qui donne sa valeur aux films. Cela a beau être immatériel et ne pas être inscrit dans des contrats, le système salles plus festival physique est une pièce essentielle de l’économie du cinéma et le numérique est incapable d’être une alternative. En tout cas aujourd’hui et demain matin. Après, on verra.
*Alain Le Diberder a été conseiller de Jack Lang pour les médias et les nouvelles technologies, conseiller pour les nouveaux programmes d’Hervé Bourges, PDG de TF1 (1991 à 1994), directeur des nouveaux programmes de Canal+ (2001 à 2010), directeur des programmes d’Arte (2011 à 2017). Il a créé Buzz 2 Buzz qui est une «cabinet d’architecture en nouveaux médias et en internet ». Il a écrit « La nouvelle économie de l’audiovisuel », publié aux Editions se la Découverte.
Voire aussi son article :
https://alain.le-diberder.com/cinema-aubenas-dabord-los-gatos-plus-tard/
Et l’Editorial du 4 mai :https://siritz.com/editorial/de-la-chronologie-des-medias-au-rapport-boutonnat/