Le développement durable dans les tournages
Michel Barthelemy, chef décorateur de grands réalisateurs, a de nombreuses fonctions dans la profession en France et en Europe. Il estime que le développement durable est un enjeu essentiel dans les tournages. Il explique pourquoi et donne des exemples concrets de ce qu’il est possible ou nécessaire de faire.
Siritz : Dans un précédent Carrefour vous me disiez que le développement durable était un sujet important pour votre Association de chefs décorateurs de cinéma. Mais comment cela peut-il concerner le tournage des films ? https://siritz.com/le-carrefour/lesthetique-du-film-est-reellement-partagee/
Michel Barthelemy : La transition écologique est totalement incontournable pour toute l’industrie, donc également pour le secteur de la Culture. Donc, que l’on soit en période de préparation, en tournage ou en post-production, on doit chercher les moyens d’améliorer nos usages et fonctionnements.
Siritz : La prise de conscience de ce problème est nouvelle ?
MB : La connaissance du problème n’est pas nouvelle. Des études en Californie, il y a déjà une quinzaine d’années, avaient mis en évidence l’impact négatif de notre industrie qui était apparue comme l’une des plus polluante de cet Etat. Depuis, la Californie et Hollywood se sont mobilisés pour infléchir la tendance. Et donc, ont mis en place des dispositifs pour le développement durable : quand une production américaine vient travailler en Europe, elle demande aux productions exécutives de s’engager dans cette voie d’éco-responsabilité. En France pour l’instant, la sensibilisation fait son chemin. Et pourtant tout reste à faire.
Siritz : C’est à dire ?
MB : Le développement durable est évidemment un enjeu important de notre époque. Et pour l’heure, on est encore dans le discours et assez peu dans l’action. Les avancées sont timides, malgré la volonté des institutions nationales et européennes. Malgré des textes et décrets sur le sujet, il y a plus d’effet d’annonce que d’investissements réalisés et de réel engagement politique. Cependant, c’est un dossier complexe et il faut bien réfléchir avant d’agir.
L‘an passé, on a eu droit à des incantations journalistiques communicant sur le fait que le « cinéma passe au vert », et glosant sur les gâchis impensables qui serait générés par notre secteur.
Le cinéma est un microcosme de l’industrie française
Siritz : C’est faux ?
MB : Il y a du vrai, nous sommes sans doute légèrement en retard par rapport au BTP ou même à l’événementiel. Mais, dans la réalité, nous sommes représentatifs, car le cinéma est comme un microcosme de l’industrie française, nous utilisons les mêmes circuits commerciaux et industriels. Donc, en résumé, si nous ne sommes pas véritablement engagés sur la voie du développement durable, c’est que c’est toute notre économie et industrie qui ne le sont pas assez. La plupart des filières sont en retard ou débordées (traitement des déchets-recyclages, par exemple). Il y a du greenwashing, et surtout très peu de budgets alloués à la désirée transition écologique. Pour Ecoprod par exemple, structure qui est censée nous accompagner, au niveau de la Région IDF, vers des comportements plus « verts », le budget annuel est totalement famélique.
Cependant il faut évoluer dans ce contexte, et même si les obstacles et freins sont nombreux, ça vaut vraiment le coup de promouvoir l’éco-responsabilité, qui passe par l’éco-conception, la formation, la prise en compte des conditions de travail, d’hygiène et de sécurité, et de transport.
On pourrait être un laboratoire d’expérimentation
Siritz : De quelle manière ?
MB : Nos problèmes sont ceux de l’industrie en général, mais la façon dont nous travaillons est visible, notre calendrier est court, ce qui permet de cibler assez rapidement ce qui peut clocher dans nos pratiques. On en ferait un laboratoire d’expérimentation. En tant qu’intermittent, on est déjà un laboratoire en terme de sociologie du travail, du fait de la flexibilité exemplaire de nos professions. Du point de vue écologique, on peut regarder précisément quelles sont les bonnes et les mauvaises pratiques, même si, parfois, on doit choisir entre mauvaises et moins mauvaises (les transports par exemple). Et on peut voir comment on peut changer les process, avec un raccourci saisissant, puisqu’on élabore et on construit très vite, on « consomme » (on tourne) très vite. Et après, on démonte, on démolit, et on doit gérer les déchets : tri, incinération, enfouissement. Ou alors, déconstruction et réemploi.
Siritz : Il y a des processus que l’on pourrait appliquer à tous les films ?
MB : Oui. C’est surtout une évolution de mentalité pour nous tous, nous avons conscience du problème, mais maintenant nous devons avoir des actions concrètes.
Les difficultés, c’est que nos projets sont des prototypes, et du coup, les recettes plus vertueuses ne valent pas forcément pour tous les cas de figure. D’autre part, certaines disciplines utilisent beaucoup de produits pétrochimiques pour lesquels nous n’avons pas encore d’alternatives – (sculpture-moulage-prothèses de transformations-fabrications spéciales). Enfin, il faut être conscient que notre univers, depuis l’enfance, est plastique, et pétrochimique, que notre électricité est produite à base de nucléaire, ou de charbon suivant les pays, et que « verdir » notre environnement industriel est une tâche colossale.
Il faut plusieurs vies pour nos matériaux
Siritz : Donnez un exemple de mauvaises pratiques.
Michel Barthelemy : Je vais plutôt parler de bonnes pratiques,. Exemple : dans les années 80, on a laissé tomber le réemploi de panneaux, dits « feuilles décor ». Anciennement, dans chaque studio, il y avait un stock de panneaux aux dimensions répertoriées, avec lesquels on montait la base des décors. Dans les années 80, par exemple pour le bois, on a considéré qu’il valait mieux que l’on consomme à fond, qu’on achète du bois neuf, qui sera débité et transformé, puis jeté. Dans ces années-là, l’idée c’était qu’il fallait dynamiser les filières commerciales, arroser tous les intermédiaires qui margeaient tour à tour, ça faisait « tourner le business ». Mais, d’un point de vue écologique, c’est du gâchis, car cela présuppose des matériaux à foison, de faire fi de la déforestation, etc… Or, on sait maintenant que nos ressources s’épuisent, et que, même s’il s’agit de matériaux dits « renouvelables », et qu’il y a des filières mieux gérées et labellisées, tous les procédés de fabrication, de transformation et de transport ont une lourde empreinte carbone. Donc, il faut maintenant être plus « frugal » et promouvoir le ré-emploi, plusieurs « vies » pour nos matériaux, c’est un des axes de l’éco-conception.
Siritz : Frugal, c’est à dire ?
MB : Concevoir plus modeste. Avec des matériaux plus verts, en circuit court, planifier en amont un démontage qui permet de déconstruire et de favoriser le ré-emploi ou le tri pour recyclage, tout en restant créatifs, inventifs. Une écologie joyeuse !
Il y a beaucoup d’efforts, de progrès et d’investissements massifs à faire dans ces domaines, et nous avons besoin de réponses industrielles pour de nombreux points, ce qui rejoint ce que j’ai dit plus haut : nous sommes à la traîne, car il faut d’une part promouvoir les produits « verts », pour que leurs coûts baissent, et d’autre part, investir massivement dans la recherche et le développement, dans les transports, le traitement des déchets et le compostage industriel. Mais également, il faut mettre en place des investissements significatifs dans la recherche pour des matériaux alternatifs aux produits d’origine fossile, pétrochimiques, toxiques, non recyclables. Et cela peut prendre du temps, car, dans l’évaluation des nouveau matériaux, il y a l’aspect de la « scalabilité », c’est-à-dire le changement d’échelle entre l’étude expérimentale d’un matériau nouveau et la réalité, l’impact d’une production industrielle de ce produit.
Passer à l’éco-conception demande un changement de mentalité
Siritz : Par exemple ?
MB : Exemple ? nous produisons des bio-plastiques, à base d’amidon de maïs et fibres végétales. Nous en avons d’ailleurs présenté en démonstration, avec une impression 3D, au dernier Salon « The Production Forum 2020 » au Parc Floral de Vincennes, sur un stand co-animé par Ecoprod et notre groupe de travail Ecodeco. Mais, s’il fallait remplacer tous les plastiques d’origine pétrochimique existants par du bio-plastique de maïs, il faudrait capter toute la production mondiale de maïs. Et puis on dit que ce bio-plastique est compostable. Mais, en fait, il faut le composter industriellement, et les circuits n’existent pas encore vraiment. Ou encore, on considère comme verts des matériaux qui sont épuisables, et dont la transformation est très polluante. Parce qu’on sait les recycler et qu’ils ont plusieurs « vies ». Mais, pour la Planète, c’est toujours beaucoup de pollution (aluminium, polystyrènes, ciments, etc…). Bref, c’est complexe.
Siritz : Alors concrètement, comment faire ?
MB : Passer à l’éco-conception demande un changement de mentalité pour les décoratrices-décorateurs, pour l’équipe du bureau de dessin, pour les responsables de la construction, et réclame également le soutien de la production. On ne part pas de zéro, car les constructeurs, parce qu’ils utilisent beaucoup le bois, sont assez au fait de ce qui est « vert » ou pas. Et que les peintres ont connaissance de produits bio, mais c’est vrai qu’il faut faire un effort collectif pour résister à la facilité, à certaines habitudes, et surtout à la pression permanente des productions pour brûler toujours plus les étapes : nous sommes, nous, dans le concret, c’est à dire qu’on se bat toujours avec des délais impossibles, avec des matériaux, des imprévus. Contrairement au bâtiment, on livre toujours en temps et en heure. Et les équipements manquent.
Il nous faut nous mobiliser pour garder nos studios, où nous préférons travailler
Sirtz : Quels équipements manquent?
MB : Il nous faut nous mobiliser pour garder nos studios, où nous préférons travailler, car il on y trouve les ateliers dédiés pour nos métiers. Mais ces établissements, qui ont du mal à survivre, notamment parce que les productions ont désinvesti les lieux, ces plateaux souffrent de sous-équipement. Notamment en ce qui concerne le traitement des eaux polluées.
Le souci écologique demande un peu plus de temps et de soin, les recherches du bon matériau, les plans qui intègrent la déconstruction, des techniques alternatives plus lentes. Exemple, le temps de séchage des peintures écologiques est plus long, car on y incorpore moins ou pas de COV- composés organiques volatiles.
Un autre axe de l’éco-responsabilité/éco-conception, c’est le besoin d’expertise, la formation, la transmission.
Pénétrer les cursus des écoles de cinéma-audiovisuel
Siritz : Qu’est-ce que cela signifie ?
MB : Qu’il faut, d’une part, investir, peut-être au niveau européen, pour initier, mettre en place les contenus de formation dans le domaine. Et puis, faire circuler informations, techniques et retours d’expérience en pénétrant les cursus des écoles de cinéma-audiovisuel, des formations et du « coaching » d’entreprises, sous diverses formes, de la théorie, des données, des outils digitaux, D’autre part, il faut que l’on fasse nos expérimentations, qu’on tire des leçons, des bilans, et que l’on regroupe les résultats pour qu’il y ait également l’épreuve du terrain. C’est un travail de tous les jours, une mise en pratique de l’idée du développement durable au quotidien, en gardant l’œil ouvert, et la conscience de la difficulté de la tâche : parfois, il faut choisir des solutions de compromis, car nous n’avons pas toujours la bonne réponse.
La fiction est une fenêtre sur la condition humaine, et le décor restitue l’environnement des acteurs, notre monde contemporain ou celui d’une autre époque. Et être le témoin de ce monde nous amène à le montrer avec la réalité du terrain, donc avec les usages anti-écologiques, la pollution, la pétrochimie, la voiture. Bref, notre société thermo-industrielle !
L’actuelle crise sanitaire, dont nous espérons voir la fin prochainement, nous montre certains des paradoxes que nous devons arbitrer pour évoluer vers un monde plus sain, pour tenter d’enrayer la crise écologique majeure et durable qui touche la planète dans sa globalité. Exemple : dans les guides-protocoles de travail en temps de menace Covid19, on voit la recommandations de certaines mesures anti-écologiques. Ont-elles été réfléchies assez profondément ? Par exemple, le retour aux petites bouteilles d’eau, la sur-utilisation du jetable, la promotion des transports individuels, etc…
Voir le site de l’Association des chefs décorateur :