LA SALLE DE CINEMA MENACEE DE MORT ?
Par Serge Siritzky
La réponse ne dépend pas de la France ni de l’Europe
Cette question n’est pas liée aux difficultés rencontrées par les salles de cinéma et l’ensemble du secteur du fait de la pandémie et des confinements successifs. Celles-ci sont propres à une grande partie de l’économie. Elle est liée à l’évolution de l’ensemble du secteur audiovisuel mondial, dont le cinéma, c’est-à-dire des films présentés en exclusivité en salle, est une partie importante. https://siritz.com/editorial/augmenter-les-capacite-de-production/, https://siritz.com/editorial/fermeture-des-salles-un-tournant-majeur/ et https://siritz.com/editorial/warner-abandonne-la-fenetre-salle/.
A la fin de l’année dernière l’hypothèse selon laquelle la survie de la salle de cinéma était menacée paraissait absurde à tout professionnel du secteur. Non seulement parce que sortir pour aller voir collectivement un spectacle de cinéma semblait répondre à un besoin essentiel d’une grande partie de la population. Mais aussi parce que jamais les salles de cinéma, en France, en Europe et dans le monde n’avaient aussi bien marché.
La crise sanitaire a obligé certains pays, dont la France, au confinement. La concurrence des plateformes, avec leur capacité financière à acheter des films de cinéma et à les soustraire à la sortie en salle, est soudain devenue une réalité tangible. Mais tout exploitant sait qu’avec l’arrivée du cinéma parlant dans les années 30 on prédisait la fin du théâtre et qu’il est toujours là, bien vivant. La télévision n’a pas plus tué la salle, ni la vidéo ou le piratage. Il n’y a aucune raison qu’il en soit de même avec les plateformes de S-Vod.
D’ailleurs, quand, après le premier confinement, les salles ont ré-ouvert en France, et malgré les contraintes sanitaires limitant la jauge et les séances de ces salles, les films français ont obtenu des résultats équivalents à ceux qu’ils auraient obtenu avant le confinement. Certes, la fréquentation globale souffrait de l’absence des films américains qui, en période normale, représentent de 45 à 55% des entrées, et, encore plus l’été. Et cette absence était due à la fermeture de plus de la moitié des salles aux États-Unis qui empêchait la sortie mondiale propre aux blockbusters américains. Mais « Tenet », que Warner a tout de même sorti en septembre, a tout de même rassemblé 2,2 millions de spectateurs en France. Tous ces chiffres confortent l’idée que, une fois la pandémie vaincue, l’économie du cinéma, reposant avant tout sur la salle de cinéma, reprendra son cours.
La chronologie des médias est tout ce qu’il y a de logique
Et qu’il en sera de même de la chronologie des médias, fondement de cette économie. Car cette chronologie, donnant la priorité à la sortie salle pendant un certain nombre de mois, n’est pas un privilège. Elle est tout ce qu’il y a de plus logique. Elle est d’ailleurs appliquée par le secteur de l’édition : si le livre de poche sortait en même temps que l’édition brochée, le chiffre d’affaire de l’édition brochée, et donc des libraires et des éditeurs, s’effondrerait.
Le raisonnement du cinéma est le même : on passe successivement du média le plus cher par spectateur au média le moins cher. Si on proposait un film en même temps en VoD, que l’on peut regarder à plusieurs ou en S-Vod, que l’on peut aussi regarder à plusieurs et où l’abonnement mensuel est légèrement supérieur à une ou deux places de cinéma, le chiffre d’affaires des cinémas chuterait forcément. Et le compte d’exploitation de nombreuses salles passerait au rouge. Ces salles disparaitraient, entrainant la chute du chiffre d’affaires global des salles de cinéma et créant un effet boule de neige.
Certes, à priori, les distributeurs de films, à commencer par les majors américaines, n’ont absolument pas intérêt à affaiblir et, encore moins, à tuer le média salle de cinéma. Celui-ci est en effet le seul à pouvoir générer un, voire plusieurs milliards $ de chiffre d’affaires pour un blockbuster dont le budget est de 200 millions €.
Les majors américaines sont en train de changer de nature
Mais, force est de constater que les majors américaines sont en train de changer de nature. Disney a lancé à son tour une plateforme mondiale de S-Vod, Disney+, qui, en quelques mois à atteint 90 millions d’abonnés, alors qu’elle n’en visait que 60 en 2 ans. Le groupe pense atteindre 250 millions d’abonnés en 2024, avec un prix d’abonnement qui sera alors passé à au moins 10$ par mois, soit 120$ par an. Soit un chiffre d’affaires annuel de 30 milliards de €. A comparer au chiffre d’affaires des studios Disney avant la pandémie qui se situait entre 3 et 4 milliards $.
L’enjeu est tel que l’on comprend que Disney a donné la priorité à sa plateforme. Au point, pour son blockbuster « Mulan », de donner la priorité aux abonnés de la plateforme et de ne pas le sortir en salle, même dans les pays où toutes les salles étaient ouvertes, comme en France. Et elle a recommencé avec « Soul », le dernier dessin animé de Pixar, unanimement considéré comme un chef d’oeuvre.
https://www.sudinfo.be/id300560/article/2020-12-25/soul-lhymne-la-vie-de-disney-na-pas-le-vague-lame
Warner, la seconde major américaine a décidé, aux États-Unis, de sortir tous ses films de 2021, en même temps en salle et sur sa plate-forme HBO max. C’est à priori justifié par la pandémie qui oblige 60% des salles américaines à fermer, un pourcentage qui ne cesse d’augmenter. Mais le nouveau PDG du groupe Warner, Jason Kilar ne cache pas que sa priorité absolue est le développement de la plateforme HBO max qui avait mal démarré aux États-Unis et qui n’est pas encore déployé à l’international. Et, si les exploitants américains acceptent de perdre leur exclusivité en 2021, pourront-ils la recouvrer en 2022 ?
Enfin, comme on le sait, Universal a été le premier studio à s’attaquer à la sacro-sainte exclusivité de 3 mois des salles de cinéma américaines, et qui plus est, en passant un accord avec le circuit AMC.
Bien entendu ces bouleversements sont dus à la pandémie qui ferme une majorité de salles américains. En outre, la chronologie des médias, est imposée en France par la réglementation. Mais, comme on est obligé de le constater, selon les années, de 45 à 55% du chiffre d’affaires de nos salles est réalisé par les films américains, les films français n’en réalisant que de 35 à 40%. Les majors peuvent parfaitement décider de sortir leurs films directement sur leurs plateformes, pour favoriser celles-ci, sans contrevenir à la chronologie des médias. Car ces films, n’étant pas sortis en salle en France, ne sont pas des films de cinéma. Perdant environ la moitié de leur chiffre d’affaires la plupart des nos salles seraient menacées de disparition.
Les majors vont tester ces hypothèses
Mais, pour Disney, est-ce que les millions de spectateurs en salle qu’aurait généré « Soul », qui aurait, de toute façon été en exclusivité sur Disney+ 6 mois plus tard, ne seraient pas plus rentables que les abonnés gagnés par une sortie directe sur Disney+ ? Nul doute que les majors vont tester ces hypothèses.
Mais l’enjeu est plus profond. Dans un interview au New York Times Jason Kilar a d’ailleurs avoué que ces évolutions vont probablement amener les studios à abandonner la production de blockbusters à 200 millions $, qui ne sont pas calibrés pour la S-VoD. Il explique que Warner est en train de travailler sur des films à un milliard $, moins nombreux mais conçus pour les seules salles de cinéma, qui devront s’adapter, mais qui seront les seuls à pouvoir permettre l’amortissement de tels investissements. Peut-être qu’il a vraiment imaginé une nouvelle étape du cinéma. A moins qu’il ne cherche, en fait, qu’à rassurer les exploitants ou à faire croire à ses concurrents qu’il a une longueur d’avance sur eux.
Comme on le voit en tout cas, l’avenir de nos salles, et donc du cinéma français, dépend de la reconfiguration des majors américaines qui est en cours. Dans ce domaine en tout cas, nous n’avons pas notre pleine souveraineté.