EXCEPTION CULTURELLE, PAS DISCRIMINATION
Par Serge Siritzky
Espérons que le projet de décret SMAD du gouvernement ne menace pas l’écosystème de notre audiovisuel
La semaine dernière la presse a fait état des critiques de la Commission européenne concernant le projet du gouvernement français destiné à règlementer les plateformes de S-Vod, en application de la directive européenne sur le même sujet. https://www.lesnumeriques.com/vie-du-net/commission-europeenne-csa-netflix-les-avis-divergent-sur-le-projet-de-decret-smad-n162587.html Il ne s’agit que d’un avis, mais il souligne qu’en cas de plainte devant la Cour européenne de justice, il y a un risque d’annulation de certaines dispositions. Donc que ce texte crée une incertitude juridique. Rappelons qu’avant sa publication il doit également être soumis à l’avis de Conseil d’État qui abordera sans doute les mêmes questions. https://siritz.com/editorial/plateformes-des-enjeux-contradictoires/
Les principes de l’exception culturelle
La directive européenne applique à ces plateformes le principe de l’exception culturelle. C’est sur l’instigation de la France, que, en 1993, l’Union européenne a appliqué ce principe à l’ensemble du secteur audiovisuel. Il s’agit d’une exception parce que, dans le domaine culturel, elle permet aux États européens de contourner les principes du marché unique qui leur interdisent de fausser la concurrence en soutenant de manière discriminatoire leurs entreprises. Ce marché unique a en effet pour objectif de permettre aux entreprises les plus performantes de s’imposer par rapport à leurs concurrents et de bénéficier des économies d’échelle qu’offre le vaste marché européen. L’ensemble des consommateurs européens mais aussi les emplois bénéficient de ce processus.
Mais, dans le domaine culturel, le raisonnement est inverse. D’une part chaque nation acceptera d’autant plus la dure loi de la concurrence qu’elle pourra préserver son identité culturelle. Surtout, le maintien de cette diversité culturelle contribuera à l’enrichissement de l’Union européenne, alors que la libre concurrence conduirait à l’uniformisation culturelle, sans doute au profit d’une culture « universelle » dominée par celle des États-Unis. Dans ce domaine, la richesse provient de la diversité et non des économies d’échelle.
D’où la possibilité pour les différents États d’imposer aux diffuseurs, essentiellement les chaînes de télévision, d’investir un pourcentage minimum de leur chiffre d’affaires dans des œuvres réalisées dans leur langue. Par exemple, en France, cela signifie que des productions d’initiative belge ou québécoise, parce qu’elles sont en français, entrent dans cette catégorie. Ces obligations pèsent beaucoup plus dans notre politique culturelle que notre compte soutien, qui est à la fois une épargne forcée et un droit de douane sur les œuvres étrangères puisque seules les producteurs et distributeurs d’ œuvres françaises peuvent en bénéficier.
Cette obligation peut être couplée avec l’obligation d’investir dans des œuvres européennes, initiées par des producteurs européens, y compris s’ils ne sont pas français. Ces œuvres européennes peuvent ne pas être réalisées dans la langue nationale du pays. En France, chacun de ces pourcentages était jusqu’ici de deux tiers.
Une volonté de discrimination ?
Dans le projet de décret concernant les plateformes, le pourcentage d’œuvres en français serait de 80 ou 85%, donc bien supérieur à ce qui est imposée à nos chaînes. En cas de recours probable des plateformes, ce sera à la Cour européenne de trancher si ce pourcentage n’est pas « disproportionné ». Par ailleurs, le taux d’investissement dans les films de cinéma français serait d’aumoins 20% du taux d’investissement global dans les œuvres audiovisuelles. Mais ce taux global dépendrait en fait de la fenêtre de diffusion en salle dans la chronologie des médias choisie par la plateforme. Si celle-ci veut que cette fenêtre se situe dans l’année de la sortie en salle, à mi-chemin entre Canal+ et les chaînes en clair coproductrices, le taux global passerait de 20 à 25%, soit une augmentation de 25%. Ce qui serait une véritable punition. Actuellement, alors qu’il n’y a aucune obligation d’investissement cette fenêtre est de 36 mois.
Comme, de toute façon les plateformes ne souhaitent investir que marginalement dans les films de cinéma ,il est peu probable qu’elles choisissent le taux d’investissement le plus élevé qui, de toute façon les situerait loin derrière Canal+. Cette mesure est donc un moyen de protéger la fenêtre de diffusion de Canal+.
Ce qui est surprenant, si c’est le cas, c’est que les films français, même si le réalisateur, les comédiens et les techniciens sont français ne permettraient pas au producteur d’accéder au compte de soutien alors que les plateforme vont financer celui par la même taxe que nos chaînes. Ces serait d’autant plus surprenant que, jusqu’ici, même quand il était produit par un producteur français et distribué par la filiale française d’un studio américain, un film français était considéré comme un film français et générait du soutien financier pour son producteur français. Si cette disposition était confirmée, non seulement on obligerait les plateformes à investir dans des films de cinéma beaucoup plus qu’elle ne ne souhaitent mais les producteurs français qui trouveraient auprès d’elles leur financement seraient pénalisés. Au cas où c’est bien ce que le texte imposerait ce serait tout simplement absurde. Le CSA a d’ailleurs critiqué cette disposition.
Faire entrer les plateformes dans l’écosystème de notre audiovisuel est souhaitable. Mais il faut justifier cette démarche par les principes de l’exception culturelle. Pas par la volonté de mettre en place des mesures clairement discriminatoires à l’égard de ces plateformes.