Siritz : Vous êtes en train de tourner. C’est un film dont le tournage avait été arrêté ou qui a débuté ?
Rémi Chevrin : C’est un film qui était en tournage, depuis mi-février. « On est fait pour s’entendre », une comédie romantique réalisée par Pascal Elbé et produit par Jéricho Films (Eric Jehelman) et Père et Fils. On avait commencé la préparation au mois de janvier et à tourner à partir du 24 février, pour 7 semaines. Et le 16 mars, au bout de 3 semaines, on a arrêté. C’est un film qui se tourne majoritairement à Paris, avec 5 jours sur la côte normande. On avait entamé les gros décors parisiens et, quand le tournage s’est arrêté, nous venions d’entrer dans un grand appartement parisien du XVIème dans lequel on devait tourner 2 semaines. On n’en a fait qu’une.
Siritz : Combien de films ont été arrêtés ?
RC : D’après le calcul de l’AFC, 37 en tournage et 28 en préparation ont été arrêtés. Nous avons repris lundi 25 mai pour encore 4 semaines. Je pense que nous faisons partie probablement des premières reprises.
Siritz : Pourquoi avez-vous pu reprendre aussi vite ?
RC : Les raisons sont multiples : d’abord tout le matériel technique est resté dans l’appartement et nous avons maintenu le décor pré-lighté. On devait juste mette en place une nacelle avec une lumière extérieure. Il n’y a pas eu de facturation de location pendant le confinement. Nous avions une chance énorme, c’est que cet immeuble n’est pas habité. Nous occupions le premier et le deuxième étage. Mais, à la fin du déconfinement, il était important de le libérer au plus vite vis à vis des propriétaires et de profiter de la fenêtre de tir, sans trop connaître l’avenir
La deuxième raison est un impératif de disponibilité de comédien
Tourner en tenue de cosmonaute n’a pas de sens
Siritz : Il y a un Guide des règles sanitaires à respecter. Qu’est-ce que cela a changé dans votre travail et, surtout, avez-vous eu des surprises ?
RC : Non pas de surprise, mais une grosse adaptation. Ce guide est le résultat d’un long travail de toutes les associations de techniciens qui ont fourni leur fiche métier, de la CST, de la CHSCT, des ministères du travail, de la santé et de la culture. Cela a permis de définir les gestes de chacun sur un plateau et quelles barrières on pouvait mettre en place, afin de minimiser au maximum le risque de contamination.
Mais il faut être très clair : ce sont des préconisations, pas des obligations. C’est à la responsabilité individuelle et collective sur un plateau de les respecter. Cela permet de déterminer ce qui est indispensable pour réduire les risques au maximum et ce qui est trop chronophage. Et ce qui est impossible à faire dans l’exercice de nos métiers et de nos gestes. Tourner en tenue de cosmonaute n’a pas de sens
Siritz : Comment chaque membre de l’équipe a-t’il pris connaissance de ces règles ?
RC : À la reprise du travail, la production a briefé toute l’équipe. Puis, chaque chef de poste a briefé la sienne : j’ai expliqué à la mienne les règles de distanciation. J’ai insisté sur le fait que les éléments fondamentaux pour la reprise du tournage sont : ne pas être malade, porter le masque en permanence, la distanciation sociale et le lavage des mains en permanence. D’ailleurs, ce sont des gestes que l’on avait mis en place avant le confinement. Sauf le port du masque. Donc ces gestes ont été faciles à réinstaurer. Les gestes supplémentaires sont la désinfection du matériel, l’attribution d’un matériel à chacun selon son poste. Ce que l’on faisait avant, mais maintenant en beaucoup plus rigoureux.
Siritz : Mais à certain moment vous allez forcément vous croisez, par exemple avec des machinistes
Etrangement il n’y a pas d’allongement de la durée des tournages
RC : À partir du moment où l’on porte un masque on a le droit d’être à moins d’un mètre.
Siritz : Mais vous n’êtes pas obligé tout de même de limiter le nombre de personnes présentes dans l’appartement ?
RC : Pas de problème. Le matin il y a une mise en place de chacun avec le réalisateur. Tout le monde porte des masques. Sauf les acteurs pendant les répétitions ou les plans qu’on tourne. Et on s’arrange pour que les scènes de très grande proximité soient réduites ou tournées différemment. Nous avions évoqué l’idée d’utiliser notre caméra de tournage comme caméra de visionnage, pour les mises en place. Un peu comme une caméra de surveillance, avec une focale courte, afin que chacun puisse, des différents postes de retour vidéo, voir les mises en place et le travail du réalisateur. Sans être nombreux dans la pièce de tournage.
Notre caméra est ainsi reliée à un écran de télévision dans une autre pièce pour trois personnes et à un autre écran pour trois autres personnes dans une autre pièce. Ce qui fait que l’ensemble des chefs de poste peut voir une répétition. Et puis, tout le monde n’est pas nécessaire sur le plateau. Quand ils ont fini de travailler, ceux qui n’ont pas besoin d’y rester sortent du décor. Et une deuxième équipe les remplace. Il y a un roulement de travail.
Siritz : Donc, la conséquence de ces mesures, c’est que cela allonge la durée des tournages.
RC : Non. Etrangement ce n’est pas le cas. J’avais prévenu le producteur que, sur ces 5 journées de tournage en appartement, les gestes barrières fondamentaux risquaient de nous faire prendre une journée de retard. Or, non seulement on a fait le travail dans le temps initialement prévu, mais on n’a pas fait d’heures supplémentaires. Donc la rigueur du travail et le roulement des équipes fontt qu’on ne perd pas de temps. On pourrait même dire, au contraire.
Modification de plans, pas de scénario
Siritz : Ces règles sanitaires ne vous ont pas amené, avec le réalisateur, avant la reprise du tournage, à modifier les scénarios ? Par exemple Nathalie Durand dit que c’est le cas sur le téléfilm sur lequel elle travaille.
RC : Il n’y a pas eu de modification de scénario. Il y a eu des modifications de plans. Par exemple, on a une scène dans un ascenseur. On a fait un plan sur chacun des personnages, l’un sans que l’autre soit dans le champ. C’est vraiment à la marge. En outre, nous on est 30 dans deux appartements de 300 M2. Chacune des six pièces qui ne sont pas un décor sert pour un département. Personne ne va dans les pièces des autres. Enfin, pour chaque répétition, jusqu’au dernier moment, on laisse fenêtres ouvertes pour une meilleure ventilation de l’espace de travail, afin que le virus ne reste pas en aérosol.
Siritz : Qui est le référent Covid sur votre tournage ?
RC : Cela dépend des films. Notre a choisi d’avoir une infirmière en permanence sur le plateau. Elle a la possibilité de faire une prise de température volontaire, un test PCR ou un test sérologique. On peut le faire à tout moment. Moi, j’en ai fait un en début de semaine et un autre en fin de semaine. Mais c’est du volontariat.
Siritz : Il y en a qui refusent de faire ces tests ?
RC : C’est possible. Le test PCR ne permet de savoir si vous êtes malade qu’aujourd’hui à un temps T. Demain, il peut ne plus être valable. Et puis, le test sérologique de prise de sang n’est actuellement pas fiable à 100%. Ce qui compte, c’est qu’il y a partout des gels hydro-alcooliques et six postes de savons de Marseille. Le lavage des mains régulier est essentiel. Et mon machiniste désinfecte le manche de la caméra à chaque changement de plan.
Ce que j’ai compris, c’est que respecter tous ces gestes réduit les risques de 85%. Les 15% qui restent on ne peut les supprimer. On a beaucoup plus de chance d’attraper le virus ailleurs que sur un plateau, dans les transports en commun ou dans certains magasins . D’une manière générale, le risque zéro dans la vie n’existe pas.
La magie absolue du développement chimique
Siritz : Vous avez tourné plusieurs films en argentique. Comme par exemple « Chambre 212 », réalisé par Christophe Honoré. Pourquoi ce choix ? Le numérique aujourd’hui ne permet-il pas d’obtenir le même résultat, avec même une palette de possibilités beaucoup plus grandes ?
RC : Il y a une différence charnelle sur le support. Il n’y a pas de différence technique, mais organique.
Siritz : Cette différence apparait sur le résultat à l’écran ?
RC : Oui et non en même temps. C’est comme le rapport de l’acteur au texte et vous êtes touchés par tous les éléments aléatoires. La magie absolue du développement chimique n’aura rien à voir avec le développement mathématique du numérique. Quand je tourne en numérique j’ai l’impression de me positionner comme un informaticien de l’image. Et l’argentique remet en place une certaine sacralisation du moteur et du coupez, comme si ce moment était unique et que chacun savait l’enjeu de la prise et du plan.
Siritz : Mais, alors pourquoi ne tournez-vous pas systématiquement en argentique ?
Il y a des réalisateurs qui adorent la liberté que donne ne numérique
RC : Certains metteurs en scènes préfèrent le numérique. D’abord parce qu’on peut tourner beaucoup plus longtemps en numérique. En argentique on tourne jusqu’à 50 minutes de rushes par jour, en numérique on peut aller jusqu’à 2 heures. Il y a des réalisateurs qui adorent ça, la liberté que cela leur donne. Cette liberté peut devenir plus important que le visuel général et la texture de l’image.
Dans la culture française du cinéma, surtout depuis la Nouvelle vague, les réalisateurs sont plus attachés au texte et à l’interprétation qu’à l’image, au visuel. Et ça n’a rien de péjoratif. Les anglo-saxons sont très intéressés par la mise en image. Un réalisateur aura donc plus de plaisir à tourner beaucoup de prises. Alors que l’argentique, est plus cher et il y a de moins en moins de labos qui savent bien le traiter. Mais, en 10 ans, j’ai fait 5 films en argentique et 10 en numérique.
Anglo-saxons et asiatiques n’utilisent pas systématiquement un directeur artistique
Siritz : Vous parliez des anglo-saxons par rapport à l’image. Là bas, sur les films il y a un directeur artistique, qui détermine l’image, le décors, les costumes. En France c’est un travail collectif entre le réalisateur, le directeur de la photo, le chef déco et le chef costumier. Certains directeurs de la photo souhaiteraient importer cette fonction. Comment vous situez-vous sur cette question ?
RC : J’ai longtemps cru que, dans le monde anglo-saxon, le directeur artistique était systématique, sur chaque film. Depuis plusieurs mois, au sein de l’AFC on a lancé une réflexion sur cette question. Or, un certains nombre de directeurs de la photo, qui travaillent de plus en plus souvent sur des films anglo-saxons et asiatiques (Eric Gautier, Benoit Delhomme, Denis Lenoir, …), nous disent que ça n’est pas systématique.
Siritz : Mais quand il n’y a pas de directeur artistique ça fonctionne comme chez nous ?
RC : Non cette direction artistique elle est prise en charge non seulement par le directeur de la photo et le chef déco, mais avant tout par le réalisateur. C’est ce qui fait l’énorme différence avec notre cinéma. Aux Etats-Unis le réalisateur a déjà une vision globale de son film et elle va être nourrie par les trois ou quatre chefs de poste. On peut y ajouter le monteur. Parfois il y a un directeur artistique qui ramène toujours le travail de chacun aux fondamentaux du film afin de ne pas s’éloigner du projet initial et qui a une idée globale du film. Je crois que les grands réalisateurs sont ceux qui ont une vision artistique de leur film et, notamment, de son image.
il serait temps que les réalisateurs s’intéressent à autre chose que le texte et l’acteur.
Siritz : Mais est-ce que vous pensez qu’il serait souhaitable, en France, de créer le poste de directeur artistique.
RC : Je dirai qu’en France il serait temps que les réalisateurs s’intéressent à autre chose que le texte et l’acteur. La direction visuelle d’un film n’est pas suffisamment partagée par le metteur en scène. Ce n’est pas le cas de tous les metteurs en scène français. Mais c’est un constat général. Un des handicaps du cinéma français, c’est que beaucoup trouvent qu’il manque d’ambition visuelle. Le cinéma c’est un point de vue, une intention.
La direction artistique des films de Kubrick c’est Kubrick, la direction artistique des films de Paul Thomas Anderson c’est Paul Thomas Anderson. Sur les films de Christophe Honoré, c’est Christophe qui donne le la et les grands intentions fortes du film, qui sont nourries ensuite par les chefs de poste artistiques. Idem pour Yvan Attal qui s’appuie beaucoup sur le cinéma qui l’a influencé et ses références sont fondamentales pour que nous puissions avancer et lui proposer plus encore.
Dans la tradition française le metteur en scène confie la direction artistique au directeur photo et au chef déco. C’est dommage parce qu’ être cinéaste c’est savoir s’entourer, mais aussi avoir des convictions visuelles.
Siritz : Ca date de la Nouvelle vague.
RC : Oui. On est beaucoup à le penser. La Nouvelle vague a réinventé le cinéma. Elle a imposé aussi la notion de l’auteur réalisateur scénariste en privilégiant le texte et la direction d’acteurs, mais en oubliant un peu le visuel. Or un réalisateur ça n’est pas uniquement un scénariste. Chez les grands cinéastes asiatiques et anglo-saxons le visuel compte beaucoup.
Siritz : Mais pourquoi cette faiblesse continue. La Nouvelle vague est loin.
RC : J’ai essayé de me poser la question. Peut-être parce qu’en France on fait beaucoup de comédies et que les réalisateurs se disent qu’une comédie n’a pas besoin d’ambition visuelle. C’est faux. Quand je fais « Mon chien stupide » ou « Ma femme est une actrice » j’ai une ambition visuelle. Je ne me contente pas de gros plans sur les acteurs qui disent leur texte.
Voir aussi Le Carrefour d’une autre directrice de la photo, Nathalie Durand : heval-entre-lartistique-et-le-technique/
Voir la carrière de Rémy Chevrin :
https://www.afcinema.com/_Remy-Chevrin_.html
Et, notamment son interview sur « Chambre 212 », réalisé par Christophe Honoré :