Siritz : Comment est-ce que vous êtes devenue décoratrice de film.
Aline Bonetto : Par une succession de hasards et par une sorte d’évidence qui s’est imposée à moi. Je suis totalement autodidacte. Mon parcours a été guidé par ma soif de curiosité et d’aventures. Après avoir très tôt stoppé mes études je me suis essayée pendant un an à la mosaïque. L’envie de découvrir les terres lointaines et leurs cultures m’a conduit au cœur de l’Afrique pendant 18 mois, puis sur les routes de l’Inde, du Népal, du Sri Lanka, des Caraïbes. Pendant une dizaine d’années j’ai sillonné les routes et les fleuves, traversé des déserts, vu des huttes et des palais, admiré des sculptures de terre, de bois, de pierre et de marbre qui figuraient ici dieux et là diables. Et puis j’ai rencontré des gens si différents et pourtant si semblables. Apprendre à ouvrir les yeux, à sentir, à écouter, à capturer les couleurs, se souvenir des lignes, des textures, des lumières, des odeurs : cela a été mon école.
Siritz : Mais voyager coûte cher. De quoi viviez-vous ?
AB : (rires). Je vivais de peu ! Mais néanmoins il fallait à chaque fois financer le prochain voyage. Pour ce faire, j’ai frappé à toutes les portes, saisi toutes les opportunités et vécu de nombreuses expériences : je me suis lancée dans le commerce de plantes médicinales, j’ai fabriqué des bijoux, des marionnettes, travaillé dans une galerie d’art asiatique, réalisé des chantiers de peinture et même vendu des ballons de baudruche à l’hélium !
J’ai vécu tous ces moments avec la même curiosité, le même enthousiasme. Mais rien n’était assez excitant pour durer longtemps. J’ai appris sur le terrain, par instinct, à travailler le décor en créant ma propre méthode
« J’ai rencontré le monde de la pub et des clips
Siritz : Et qu’est-ce qui vous a fait découvrir votre voie, décoratrice de cinéma ?
AB : J’ai rencontré, par le biais d’amis, le monde de la pub et des clips. Je me souviens les avoir aidés bénévolement à fabriquer un culbuto géant et d’autres éléments de décors. C’était tellement palpitant de rechercher et d’associer différents savoir-faire et matériaux pour relever des défis artistiques et techniques. Le décorateur Jean-Philippe Carp m’a proposé de l’assister dans son prochain projet de pub. J’ai immédiatement accepté. C’est ainsi que, de pub en pub, j’ai appris, sur le terrain, par instinct, à travailler le décor en créant ma propre méthode. De mon enfance je garde un souvenir intense de moments passés dans un grenier plein de costumes de théâtre que j’enfilais pour m’inventer des vies aux aventures rocambolesques. Cela a nourri un imaginaire ! Cet imaginaire je le traçais aussi au crayon. J’ai très tôt dessiné sur les marges de mes cahiers, les coins de nappes en papier, les blocs de téléphone. Alors, quand j’ai rencontré ce métier, ce fut mon évidence.
Siritz : Quelle évidence ?
AB : Il y avait là tout ce que je recherchais : jongler avec les lignes et les couleurs pour former des volumes, imaginer et créer, tout en relevant des challenges incroyables pour servir une idée, un concept, un scénario. Renouveler, réinventer, repartir à zéro à chaque projet.
Faire plutôt qu’être
Je me souviens que Jean-Pierre Jeunet avait demandé à un étudiant en cinéma « qu’est-ce que vous voulez… être ou faire ? ». Pour ma part et sans aucun doute, c’est « faire ». La décoration de film me le permet. A ma manière, j’ai sculpté ce métier de décoratrice autant qu’il m’a façonné.
Grâce à Claudie Ossard, productrice de grand talent, qui a notamment produit Beneix et Kusturica, j’ai rencontré Caro et Jeunet. Je travaillais souvent avec Claudie en pub et elle s’apprêtait à produire « Delicatessen », film ovni qu’elle seule a eu l’audace de produire.
Siritz : Elle vous les a présenté dès « Delicatessen » ?
AB : Oui. Ils m’ont fait passer une sorte d’audition. Je suis venue avec mon dossier sous le bras que j’avais préparé après lecture du scénario. Je le leur ai présenté et, une fois que j’ai eu terminé, ils sont restés de marbre, pendant un instant qui m’a paru interminable. Sans que je puisse détecté la moindre réaction. Puis, finalement, ils ont éclaté de rire et m’ont dit que j’allais faire partie de l’aventure. Et quelle aventure. Ce fut mon premier long métrage.
Siritz : On peut dire que vous êtes entrée par la très grande porte. Mais avant de poursuivre sur votre carrière, vos collègues décoratrices et décorateurs, quel est, en général, leur itinéraire ?
Approcher la géographie du décor, ses volumes et ses couleurs.
AB : Ils ont pour la plupart fait des écoles d’architecture, de cinéma, entre autre l’excellente Femis ou quelques autres écoles privées. Certains ont exercé au théâtre, créé des scènes de show TV ou même exercé leurs talents au Cirque du Soleil. Il n’y a pas de parcours type. Chacun créée sa voie. Ce métier de décorateur est tellement complexe qu’une partie de celui-ci ne s’apprend qu’en faisant ! Tout commence par la lecture du scénario. S’ensuit alors un processus d’échange avec le metteur en scène pour approcher la géographie du décor, ses volumes et ses couleurs.
Au fur et à mesure de cet aller-retour avec le réalisateur, naissent des envies, des images. On « voit » les décors. Alors commence la valse des croquis, dessins et maquettes, car il faut que cette vision artistique s’inscrive dans une réalité technique et financière. Ce n’est pas uniquement un travail d’architecte, de peintre, de sculpteur, d’illusionniste, c’est un jeu d’équilibriste entre volonté artistique, possibilité financière et timing.
Siritz : Chaque film c’est un autre voyage.
AB : Oui. Plus qu’un travail d’équipe, la fabrication d’un film est véritablement l’aventure d’un équipage. Et, comme chaque film est un voyage différent, je constitue mon équipe en fonction du projet. Tout en conservant un noyau de techniciens qui m’accompagnent depuis fort longtemps et connaissent bien ma manière de travailler. Outre des assistants dessinateurs, des ensembliers, c’est à des menuisiers, des peintres, des sculpteurs, staffeurs et un très large panel de compétences auquel je fais appel.
Les décors de films sont ainsi le point de rencontre d’une grande variété de savoir-faire. Mon rôle est de choisir, synthétiser toutes ces énergies, les emmener dans mon sillage pour traduire une vision : la mienne. Qui n’est autre que le prolongement de la vision du metteur en scène. »
Définitivement, chaque film est un périple enrichissant. Je réalise à quel point ce métier fait écho à mes premières amours.
« Delicatessen » était presqu’entièrement story-boardé
Siritz : Jeunet et Caro ce sont des réalisateurs qui créent un véritable univers. Par exemple, dès « Delicatessen », au stade du scénario vous ont-ils déjà décrit cet univers ? Le décor, les costumes, la lumière ? Ou, à partir du scénario, vous ont-ils demandé de faire des propositions ?
AB : Ils ont l’un et l’autre, un univers visuel poétique très marqué. Ils avaient énormément de références dès le départ. Le film était presque entièrement story-boardé tant ils avaient une idée précise des cadres et de la mise en scène. Nous avons bien sûr énormément échangé de références, d’images. C’est un travail essentiel avec tous les metteurs en scène pour s’imprégner de leur univers. Mais aussi saisir les envies qui ne sont pas nécessairement formulées. Bien que leurs intentions artistiques aient été clairement définies Caro et Jeunet restaient toujours à l’écoute de nouvelles suggestions.
Siritz : Dans les autres films que vous avez fait avec eux ils avaient toujours un story-board ?
AB : Oui. Que ce soit sur les films Caro-Jeunet ou Jeunet seul. Il y a toujours eu un story-board. Chez Jeunet il y a cette précision de métronome. C’est extraordinaire de voir à quel point il a son film en tête. C’est pour cela qu’il peut faire un story-board. Il affectionne le travail en studio qui offre un parfaite maitrise du tournage. Je me souviens des premiers jours dans Paris pour « Amélie Poulain » où Jean-Pierre a découvert les aléas du tournage en extérieur.
Jean-Pierre Jeunet est un metteur en scène qui travaille beaucoup en amont. Il aime tellement l’image qu’il ne veut rien négliger. Si un problème se présente, il a une grande capacité à rebondir et à trouver une solution de mise en scène aussi satisfaisante que l’idée originale. Je crois que ce qui nous unit, Jeunet et moi, c’est l’idée que chaque détail compte et qu’au fond, ils contribuent tous à raconter « l’histoire », en touches légères et délicates, apportant chacun sa note de poésie. »
Siritz : Dans un précédent Carrefour, Remy Chevrin, le directeur de la photo, disait que, sauf exception, la majorité des réalisateurs français n’avaient pas d’ambition visuelle. Qu’ils ne s’intéressaient qu’au texte et aux acteurs. Ce n’est évidemment pas le cas de Jeunet et Caro. https://siritz.com/le-carrefour/remy-chevrin-notre-cinema-manque-dambition-visuelle/. Dans un autre Carrefour, la créatrice de costumes, Madeline Fontaine, a la même analyse, et rappelle que le cinéma est pourtant un art visuel. https://siritz.com/le-carrefour/lapparence-revele-beaucoup-sur-les-personnages/ Mais, vous, n’avez-vous travaillé qu’avec des réalisateurs qui avaient cette ambition visuelle ?
La priorité de Lioret c’est l’acteur, les mots, le son
AB : Il y a autant de types de films que de réalisateurs. Ils sont effectivement peu nombreux à avoir une ambition visuelle forte, et lorsque c’est le cas, on peut parfois leur reprocher le côté « esthétisant » de leur film. Bien sûr, qui dit « ambition visuelle » dit aussi « avoir les moyens de ses ambitions ».
Mais on peut faire de très beaux films en se basant sur un bon script avec de bons dialogues et une bonne direction d’acteur. Me vient en tête le film de Philippe Lioret « Le fils de Jean ». C’est un réalisateur avec qui j’ai travaillé et que j’aime beaucoup. Il était ingénieur du son à l’origine. Sa priorité c’est la voix de l’acteur, les mots, le son. Pas les décors. Les films qu’il a fait sont pourtant très « beaux. J’adore les films de Ken Loach et aussi ceux d’Alfonso Cuarón. Peu importe où l’on met l’accent, ce qui compte, c’est de raconter une histoire avec force et sincérité.
Moi aussi je me sens raconteur d’histoire à coup de pinceaux, de rideaux, de marteaux, de ciseaux, de tableaux.
Un véritable partenariat avec le/la directeur de la photo et le/la créateur de costume
Siritz : Après avoir discuté le plus en amont possible avec le réalisateur, est-ce que vous travaillez immédiatement avec le directeur de la photo, les costumiers, voire le monteur ?
AB : Très vite dans le processus de création d’un film, il est indispensable d’établir une triangulation entre lumière, décors et costumes pour travailler en cohérence artistique. Ce travail de la couleur, des volumes et des matières exige une relation étroite, un véritable partenariat avec le/la directeur de la photo et le/la créateur de costume. En revanche, il est très rare de travailler en amont avec le monteur, c’est plutôt un travailleur de l’aval. Il est certains membres de l’équipe d’un film qu’un décorateur ne croisera pas souvent si ce n’est qu’à la projection.
Siritz : Vous avez travaillé avec des réalisateurs américains. Comment vous ont-ils choisie ?
AB : Pour mon travail sur des films qui ont eu un parcours international comme « Amélie Poulain » et « Un long Dimanche de Fiançailles » de Jeunet, pour lequel j’ai eu 2 nominations aux Oscars. Ce fut aussi le fait du hasard. J’ai une première fois été appelée par Disney pour « Maleficient ». Déjà engagée sur un autre projet il ne m’était pas possible de faire le film, mais, j’ai accepter de travailler en amont pour établir un dossier d’intention artistique, et ce, avant qu’un metteur en scène ne soit attaché au projet. Par ailleurs, j’ai continué de travailler sur quelques films publicitaires entre les longs métrages, quand le timing le permettait. Notamment avec Chanel qui travaille avec de grands réalisateurs. L’approche de cette grande maison bien que publicitaire, est de mettre en avant l’excellence de la marque via l’excellence de l’image.
J’ai rencontré le réalisateur Joe Wright, en travaillant avec lui sur 2 campagnes parfum, avec Keira Knightley. Les Studios Warner lui ont proposé de réaliser le film d’aventure « Pan », avec Hugh Jackman. Sa décoratrice anglaise, Sarah Greenwood, n’étant pas disponible, il m’a proposé de le rejoindre à Londres pour travailler ensemble sur ce projet. Je n’ai pas hésité à accepter.
Siritz : Et cela vous a ouvert la voie d’autres films américains
Une collaboration sur « Wonder woman »
AB : A la fin de ce film les studios Warner m’ont proposé de rencontrer la réalisatrice Patty Jenkins, pour une collaboration sur « Wonder Woman ». Là encore je n’ai pas hésité. L’aventure s’étant très bien passée, j’ai retrouvé une nouvelle fois Patty Jenkins et Warner pour un deuxième volet de Wonder Woman qui devrait sortir en Octobre, la sortie ayant été repoussée suite à la crise sanitaire.
Une collaboration très en amont, et tout au long du film, avec le superviseur et l’équipe VFX
Siritz : Quel différence y a t il entre tourner sur un blockbuster américain et un film français.
AB : On est bien traité ! (rires). Il y a bien sûr 1000 petites différences. Mais, principalement, c’est la taille qui impressionne. La taille des studios, des équipes, des camions, des budgets, la fréquence des réunions et le nombre de personnes qui y participent. Il est fréquent d’avoir des équipes à 300 personnes et pour peu qu’il y ait quelques figurants, c’est 700 repas servis au déjeuner ! Ce qui diffère également sur ce type de film c’est la collaboration très en amont, et tout au long du film, avec le superviseur et l’équipe VFX. Pour le reste, après une petite période d’adaptation, ce n’est pas très différent de ce que nous connaissons.
Siritz : Pour fabriquer des décors vous travaillez avec des prestataires ?
AB : En France, non. L’équipe déco est composée d’intermittents. En Angleterre où sont tournés 80% des blockbusters américains, aussi d’ailleurs. C’est le statut le plus adapté à nos métiers. Ce système offre une incroyable flexibilité qui permet de constituer chaque équipe en fonction des besoins d’un projet avec des techniciens compétents et enthousiastes.
Siritz : Vous n’avez jamais travaillé sur des séries. Pourtant, l’économie des séries repose sur un décor récurrent. Qui est donc essentiel.
AB : Des propositions m’ont été faites, mais qui prenaient trop de temps. J’avoue préférer le format film, même en tant que spectatrice. A l’exception de la série « Tchernobyl » qui m’a été proposée par son réalisateur Johan Renck et que j’aurais aimé faire si le timing l’avait permis.
Je travaille pour le prochain Jeunet commandé par Netflix
Siritz : Vous êtes en train de travailler sur un ou plusieurs films ?
AB : Je travaillais en prépa sur deux films qui ont été interrompus, suite à la crise sanitaire du Covid 19 : « Bigbug » de Jean-Pierre Jeunet pour Netflix produit par Eskwad et Tapioca. Il devrait redémarrer en prépa début août. Et, en second lieu, « Astérix et Obélix – La route de la soie » réalisé par Guillaume Canet et produit par Trésor films, dont le tournage a été repoussé au printemps. Ces deux films sont totalement différents et c’est ce grand écart qui m’intéresse et me passionne.
«J’ai sculpté ce métier de décoratrice autant qu’il m’a façonné » explique la décoratrice de tous les films de Jeunet, des films publicitaires de Chanel mais aussi de blockbusters américains. Elle a reçu un César et deux nominations aux Oscars. Elle raconte son parcours et explique les enjeux de son métier.