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Sirtiz.com : Comment expliquez-vous que les réalisateurs d’un petit pays comme la Belgique aient une telle place dans le cinéma d’auteur ? https://fr.wikipedia.org/wiki/Cinéma_belge

Frédéric Sojcher : A la fin des années 60 il y a eu dans la Belgique francophone la création de la Commission du film qui est l’équivalent de l’avance sur recettes, créée en 1959 en France. Elle avait pour but de défendre un cinéma d’auteur et a permis à des cinéastes comme André Delvaux, Chantal Akerman ou Jean-Jacques Adrien d’avoir une reconnaissance internationale. Delvaux va avoir plusieurs de ses films sélectionnés à Cannes. Akerman va être sélectionnée à Cannes mais aussi reconnue aux États-Unis. Au début des années 90 commence une deuxième époque. Plusieurs films belges vont allez à Cannes et ce festival va avoir une très grande importance pour notre cinéma.

Siritz.com : Par exemple ?

FS : Un film que personne n’attendait, « C’est arrivé près de chez vous », avec Benoit Poelvoorde. Puis « Toto le héros », le premier long métrage de Jaco Van Dormael, qui va avoir la Caméra d’or. Et un peu plus tard « La Promesse » des frères Dardenne. « La Promesse » est sélectionné en section parallèle mais c’est l’événement du Festival. Les films suivants des frères Dardenne seront sélectionnés en compétition officielle, avec plusieurs Palmes d’or à la clé. C’est l’âge d’or du cinéma belge francophone, avec l’émergence de beaucoup d’autres réalisateurs. Presque chaque année à Cannes on découvre un nouveau cinéaste belge. Il faut rappeler que les belges francophones, cela représente 4,5 millions d’habitants. Le succès d’une si petite cinématographie a quelque chose d’unique.

Siritz.com : Et ça continue ?

FS : Mon hypothèse est que cela change, et pas dans le bon sens.

Siritz.com : C’est-à-dire ?

FS : J’ai une position comme cinéaste et comme observateur. La richesse de tous les grands cinémas, le belge comme le français ou l’américain, c’est de marcher sur deux jambes. À côté du cinéma des studios, aux États-Unis, il y a un cinéma indépendant qui se fait avec de petits budgets et qui est nécessaire pour le renouvellement des talents. En France il y a un cinéma pour le grand public et un cinéma d’auteur, qui a une audience souvent plus restreinte. Mais d’un point de vue économique, le cinéma a besoin d’un secteur recherche. On ne va pas confier un gros budget à un réalisateur dont c’est le premier film et qui n’a pas fait ses preuves.

Siritz.com : Mais quel est le problème en Belgique ?

FS : Nous n’avons pas le marché de la France. Avant Covid il était de 20 millions de spectateurs par an en salles, moitié pour le cinéma francophone, moitié pour le flamand. Donc, pour chacun, le vingtième de la France. On ne peut pas considérer les enjeux qui se posent à une cinématographie sans considérer cette question de l’économie d’échelle.

Siritz.com : C’est pour cela que vous avez le soutien de Wallonie-Bruxelles-Images et, surtout le tax shelter.

FS : Oui. Il y a 10 fois plus d’aide à travers ces deux mécanismes qu’à travers la Commission du film.

Siritz.com : C’est positif. Cela a permis plus de tournages, de productions et d’emplois.

FS : Oui. Cela a permis de professionnaliser les productions belges, et c’est important. Le travail de Philippe Reynaert à Wallimage, par exemple, a été remarquable. https://siritz.com/le-carrefour/le-bilan-de-wallimage-par-philippe-reynaert/Mais avec le tax shelter, il y a clairement des effets pervers.

Siritz.com :  Lesquels ?

FS : Chez nous, aucun réalisateur n’arrive à faire un film sans l’aide de la Commission du film. Ce n’est pas le cas de l’Avance sur recettes en France, où des films se montent sans cette aide sélective du CNC. Il y a plusieurs alternatives, d’autres guichets de financement. Chez nous, il faut démarrer avec le financement public de la Commission du film… sans quoi on n’a pas accès aux aides régionales et au tax shelter. Car pour y avoir accès, il faut déjà avoir trouvé la plus grande part de financement du film…

Siritz.com : Mais quel est le problème ?

FS : Et bien, comme nos aides économiques sont importantes, beaucoup de films d’initiative française ou d’autres pays en bénéficient. Quand ces productions demandent nos aides, elles ont en général 80% de leur financement. Ce n’est pas du tout la même chose pour les films initiés en Belgique. Et une grande proportion de ces aides économiques ne bénéficie pas aux cinéastes belges.

On risque de perdre l’âme du cinéma belge

Siritz.com : Mais c’est la conséquence du fait que vous n’avez qu’un marché de 10 millions de spectateurs. Ce n’est pas la faute de vos aides économiques.

FS : En prenant uniquement en compte les données économiques on risque de perdre l’âme du cinéma belge. Dans un débat récent au Forum des images, Joachim Lafosse définissait notre cinématographie en disant que chaque cinéaste belge avait son univers. Cette singularité des cinéastes belges existe toujours aujourd’hui. Mais sera-ce le cas dans l’avenir ?

Siritz.com : Donc les grands réalisateurs belges sont l’arbre qui cachent la forêt.

FS : Il y a beaucoup de réalisateurs belges dont les films ne sortent jamais en France. Il y a aussi de plus en plus de réalisateurs belges qui ont davantage de difficulté à faire leurs films et à sceller des coproductions avec la France. C’est le paradoxe de la situation actuelle.

Siritz.com : Il faut dire que les techniciens français voient d’un mauvais œil une partie du travail sur des films français leur échapper du fait du tax shelter.

FS : C’est vrai. Et il est légitime que les techniciens français se battent pour garder leurs emplois. Le crédit d’impôt tel qu’il a été mis en place en France après la création du tax shelter en Belgique est aussi conçu pour empêcher les délocalisations des tournages des films français… notamment en Belgique. Pour ma part, je prône pour davantage de complémentarité entre le cinéma belge francophone et le cinéma français. Nous sommes voisins et nous avons la même langue. Le tax shelter tel qu’il est conçu crée de fait une tension entre les deux cinématographies.

Siritz.com : Comment vous expliquez que le cinéma de la Belgique Flamande ne soit pas aussi reconnu que le francophone ?

FS : Au départ le système d’avance sur recettes flamand soutenait peu des films qui avaient l’ambition d’être des films d’auteur, mais surtout des films populaires pour le public flamand. Notamment des adaptations de grands romans à succès. Si le public francophone belge peut apprécier les films français, le public flamand ne voit pas beaucoup les films hollandais, le néerlandais a un accent très différent du flamand. C’était donc une revendication identitaire plus que la recherche d’un cinéma d’auteur… qui a mené cette politique. Les films flamands marchaient beaucoup mieux sur leur marché que les francophones qui avaient souvent une reconnaissance festivalière et critique internationales, mais peu de public. Puis cela a évolué. Il y a eu un directeur du cinéma flamand qui s’appelait Pierre Drouot. Il avait été lui-même producteur et savait à quel point il est important d’avoir un cinéma d’auteur pour une cinématographie qui marche sur ses deux jambes. Et il a réussi. Il y a ainsi eu des films d’auteur flamands reconnus à l’international : comme « La merditude des choses », projeté à Cannes en 2009.

Siritz.com : Vous avez-vous-même été réalisateur. D’abord de court métrage, puis de 4 longs métrages. Dans votre dernier livre « Je veux faire du cinéma » vous décrivez, avec beaucoup d’humour, le véritable parcours du combattant que cela représente pour la plupart des réalisateurs de film. Vous dîtes même qu’il est tel que pour être réalisateur « il faut avoir un égo surdimensionné ».

Les frères Dardenne ont commencé par deux gros échecs

FS : La qualité majeure pour être réalisateur n’est pas forcément le talent, mais la détermination. Sans ego, un réalisateur n’avalerait pas toutes ces couleuvres qui émaillent la production d’un film. Cette « règle » me semble valable pour la plupart des cinéastes dans le monde. Même les plus grands doivent être combatifs. Et les frères Dardenne sont un très bel exemple d’obstination. Leurs deux premiers longs métrages, soutenus par la Commission du film belge, ont été des échecs. Ils n’ont rassemblé que quelques centaines de spectateurs en Belgique et ne sont pas sortis en France. En plus, leur deuxième film, « Je pense à vous », une coproduction avec la France, était un échec critique. Malgré ces deux échecs ils réussissent à avoir une troisième fois le soutien de la Commission du film pour un nouveau film, « La Promesse ». Il va être sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs et être l’événement de ce festival de Cannes.

Siritz.com : Donc on peut commencer par plusieurs échecs et avoir une grande carrière ?

FS : Mon hypothèse c’est qu’aujourd’hui ça ne serait plus possible.

Siritz.com : Pourquoi ?

FS : Parce que l’aide culturelle de la Commission du film est le seul financement qui prenne en compte d’abord la part artistique d’un film… et que tous les cinéastes belges veulent y émarger. Il y a plus de concurrence que par le passé et pas plus de moyens. Du coup, beaucoup de réalisateurs belges qui ont fait un ou deux longs métrages tombent à la trappe. C’est une forme de machine à broyer qui s’est mise en place. En France, où il y a le plus de premiers films, on arrive à ce même phénomène, que je déplore. Si on prend les données du CNC, on se rend compte que, sur les réalisateurs qui font leur premier long métrage une année donnée, 20 ans après il y a moins de 10% d’entre eux qui font encore du cinéma. Or, parmi ceux qui ne font plus de cinéma il n’y a certainement pas 90% de réalisateurs nuls. C’est normal qu’un cinéaste ne fasse pas un chef d’œuvre dès son premier long métrage. C’est en tournant que l’on apprend son métier. Il y a donc un véritable gâchis humain. Et les frères Dardenne en sont l’illustration. Ils ont trouvé la spécificité de leur cinéma à leur troisième film. Aujourd’hui ça ne serait plus possible du fait de l’industrialisation du cinéma belge et de la multiplication des films et des projets de films qui créent une forte concurrence entre cinéastes. C’est positif du point de vue économique : la machine tourne. Mais, pour les cinéastes, cela rend plus difficile la possibilité d’avoir une seconde chance.

Siritz.com : Les Commissions sont composées de professionnels qui sont des individus avec leur subjectivité. Et vous décrivez comment des membres qui pourtant ne votent pas peuvent influencer le vote des autres.

FS : J’ai une double casquette puisque je suis un belge vivant en France et que j’enseigne à l’université de Paris. Donc j’ai eu la chance de faire partie de commissions en France, régionales ou du CNC. Et, aussi, de la Commission du film belge. Je m’appuie sur ce que j’ai vécu de l’intérieur de ces Commissions pour faire une analyse. Je dirais d’abord que l’intégrité des membres n’est pas en question. C’est le « système » que j’interroge. Factuellement, il y a une grande différence dans la manière dont les choses fonctionnent en France et en Belgique. D’abord, je répète qu’en Belgique francophone, sans la Commission du film, un cinéaste belge ne fait pas son film… alors qu’en France il a d’autres possibilités. Or, d’un point de vue démocratique, il n’est pas sain qu’il faille passer obligatoirement par un guichet pour faire son film. Quand j’étais moi-même membre de la Commission en Belgique, j’étais confronté à des choix impossibles, car je savais que du vote que nous ferions dépendrait la vie ou la mort d’un projet. Il y a une seconde différence, entre la France et la Belgique, et je ne vais pas me faire une amie en l’évoquant. La directrice du Centre du cinéma, Jeanne Brunfaut est à cette fonction depuis 9 ans et son mandat peut être illimité. Peut-être qu’elle est là pour encore vingt ans. En France, vos directeurs généraux puis votre président du CNC sont, comme elle, nommés, mais ils sont régulièrement renouvelés.

Siritz.com : Mais elle ne vote pas à la Commission.

FS : Jeanne Brunfaut assiste souvent aux sessions consacrées au longs métrages de fiction. Certes elle n’a pas le droit de vote, mais comme elle le dit elle-même, elle donne le contexte.  Et c’est un moyen d’influencer le vote, surtout quand les autres membres de la Commission sont des professionnels et que beaucoup dépendent d’elle.

Siritz.com : Mais en quoi dépendent-ils d’elle ?

La situation des scénaristes en France et en Belgique

FS : La direction du cinéma donne son avis pour la nomination des membres de la Commission, elle aide les festivals belges francophones, elle est présente en tant qu’observateur dans d’autres fonds comme Wallimage. Avoir l’aval de la Commission est un sésame obligatoire pour faire des films en Belgique francophone. Si les règles d’accès aux aides économiques changeaient, en privilégiant les films d’initiative belge sur les films d’initiative étrangère, il en serait autrement. Mais il semble que les règles de la Commission européenne rende cela impossible…

Siritz.com : Et, en Belgique, les rémunérations de scénaristes ne sont pas prises en compte par le tax shelter. En France les scénaristes se plaignent d’être ignorés. Mais chez vous, c’est bien pire. Mais est-ce qu’il y a des aides au scénario ?

FS : À Wallimage, il y a récemment eu la création d’une aide au développement. Elle va au producteur, pas directement au réalisateur ou au scénariste À la Commission du film il y a des aides à l’écriture, mais ce sont de très petits montants (bien moindres qu’en France), ils ne prennent pas en compte le temps que demande l’écriture d’un scénario. En France les scénaristes cherchent à modifier la façon dont ils sont rémunérés et aussi à celles dont leur travail est reconnu. C’est pourquoi a été créé sur Facebook et les réseaux sociaux une plateforme de prise de parole qui s’appelle « Parole de scénariste ». On y lit des témoignages de scénaristes français et belges. Et ce qui me parait très significatif c’est que la plupart de ces témoignages sont fait de manière anonyme. En Belgique en tout cas il y a une vraie terreur. Personne n’ose critiquer le système. Par peur des représailles. Il y a plus d’un an, sur la RTBF, en prime-time, l’émission « Investigation » était consacrée au cinéma belge. Aucun cinéaste ayant réalisé un long métrage n’a accepté de s’exprimer à visage découvert. C’est grave pour une démocratie. Évidemment aucun système n’est parfait. Mais tous gagnent à ce qu’il y ait un débat pour les critiquer et les améliorer.

Siritz.com : Est-ce que le succès des séries, renforcé par celles des plateformes, modifie l’approche des jeunes. Certaines séries sont d’excellent qualité, de véritables chefs d’oeuvre. Avant, les jeunes voulaient faire du cinéma. Est-ce qu’aujourd’hui ils ne disent pas : je veux faire des séries. Or, dans les séries, le scénariste, le showrunner est le créateur le plus important. Les réalisateurs peuvent changer d’un épisode à l’autre. Pas le showrunner.

FS : Quand on lit les mémos de Selznick on voit à quel point, à Hollywood, ce producteur avait une part artistique essentielle dans les films qu’il entreprenait. Mais il travaillait aussi avec de grands cinéastes, comme Hitchcock. Du point de vue artistique, pour les films comme pour les séries, il faut quelqu’un qui coordonne la création. Les films et les séries sont un art collectif, qui fait intervenir de nombreux intervenants artistiques, pour la musique, la photo, le décor, le montage… et l’apport créatif essentiel des acteurs. Mais si le meilleur compositeur du monde ne regarde pas le film auquel il doit adosser une musique, et s’il ne parle pas avec le réalisateur, ça ne va pas fonctionner. Donc, quelqu’un doit coordonner l’ensemble. Pour les séries, c’est le showrunner s’il détermine les choix artistiques, au-delà du scénario. Il y a de grands réalisateurs de long métrage qui deviennent les showrunners de séries. Le scénario est indispensable à la réussite d’un film. Mais la réalisation peut le tirer vers le haut ou le bas. Je crois au trio magique : scénariste-réalisateur-producteur.

Siritz.com : Vous diriger le master du cinéma à Paris1-Sorbonne. Comment vous vous positionnez par rapport à des Écoles comme la Fémis ou les écoles privées de l’ESRA qui sont notre sponsor ? Elles ont de tout point de vue beaucoup plus de moyens que vous et peuvent pratiquement garantir que leurs diplômés vont avoir presqu’immédiatement un emploi.

FS : Il y a beaucoup d’universités qui, en France, enseignent le cinéma d’un point de vue théorique et avec des ateliers pratiques sans moyens. Dans le Master scénario/réalisation/production que je dirige à la Sorbonne, on a beaucoup moins de moyens que la FEMIS ou l’ESRA. C’est pourquoi j’ai été cherché le financement pour les films étudiants dans des partenariats. Ils permettent de louer du matériel, d’avoir une post-production professionnelle. Le Master a ainsi fait des collaborations avec France télévisions, avec Ciné+, avec l’Adami, avec le Centre Pompidou… En mai, sur France 3, dans l’émission « Libre court », une nouvelle saison de films des étudiants du Master sera diffusée.  Pour ces films diffusés sur France 3, les étudiants ont travaillé avec les élèves du Conservatoire National d’Art Dramatique. Ils ont été accompagnés par une productrice, Gaëlle Bayssière (de la maison de production « Every body on deck »). Elle donne cours aux étudiants. Je pense que cet accompagnement par un producteur est essentiel, y compris pédagogiquement. Cette année, j’ai aussi mis en place un nouveau partenariat, avec les éditions Gallimard et les éditions Grasset, pour que les étudiants puissent travailler à l’adaptation d’un chapitre ou de l’univers d’un roman. Les étudiants sont accompagnés par un producteur, Jean-Paul Figasso (Hestia Media Prod). A noter que Gallimard s’est aussi doté d’une structure de production, Synoptico (dirigée par Frédérique Massart), qui sera co-productrice des films.

Siritz.com : Et vous faites travailler sur le premier épisode d’une série, dans laquelle il y a les ingrédients pour tous les épisodes ?

FS : Non, malheureusement. Pour une raison très pratique c’est que l’année universitaire commence en septembre et se termine en mai.